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GHEORGHE ANDREI NEAGU - Oglinda Literară · Ianculescu qui, pendant un voyage en RDG avec Valentin...

Date post: 10-Nov-2020
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Le porteur de croixGHEORGHE ANDREI NEAGU

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GHEORGHE ANDREI NEAGU

Le porteur de croix

Traduction Virginia Bogdan

Editura Zedax

Focşani - 2010

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Descrierea CIP a Bibliotecii Naţionale a României

NEAGU, GHEORGHE ANDREILe porteur de croix / Gheorghe Andrei Neagu

Editura Zedax, Focşani. Format A5; 164 pagini

ISBN 123-4567-3-4

Tipar: S.C. ATEC S.R.L. Focşani

Tel.: 0723-218.950, 0740-133.316www.atec-group.ro

e-mail: [email protected]

Tehnoredactare şi copertă: Adrian Mirodone

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Tableau chronologique1949: le 14 septembre. On enregistre la naissance de Gheorghe

Neagu, le premier des deux enfants de l’officier Andrei Neagu et de Ver-ginia Neagu, ancienne Năstase, dans le village Sofroceşti, commune Tri-feşti.

Il passe son enfance dans le village natal, surtout dans le pré dela grand-mère, Elena Neagu, veuve de la Première Guerre Mondiale etmère de 12 enfants.

Le père, Andrei, le cadet de la nombreuse famille des Şoican,comme on appelait leur lignée dans le village, est le responsable du bien-être de sa mère, puisqu’elle avait reçu en héritage la maison en briqueconstruite par son père, avant de partir sur le front. Il disposait desmoyens, en tant que fondé des pouvoirs du domaine Vârnav.

1953: la famille s’accroît par la naissance de la soeur de l’écrivain,Rodica, nom choisi d’après Alecsandri.

1955: septembre. L’enfant Gheorghe Neagu fait une tentative depoursuivre les cours de la crèche récemment fondée dans l’ancienne courboyarde de la famille Vârnav, dont les domaines avaient été soignés avantla Première Guerre Mondiale, par le grand-père Gheorghe Neagu dont lepetit écolier allait porter le nom. Malheureusement, un grand chien loupl’attaque et l’effraie en sorte qu’il refuse de poursuivre le programme del’institutrice Elena Rugină.

Son père, Andrei, termine le stage militaire. Il possède 6 hectaresde terrain agricole et la maison paternelle, il est vigoureux, le sens del’honneur bien developpé, qui va lui desservir souvent, vu le “nouveau”monde qui paraîtra.

1956: l’enfant Gheorghe Neagu va fréquenter les cours de la pre-mière année d’école du village Sofroceşti, école fondée sous le règne duPrince Régnant Cuza, disait-on, où il fera connaissance de l’instituteur

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Le porteur de croix

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Gheorghe Rugină, sympathisant légionnaire, converti, très facilement, aucommunisme. On l’avait emmené à l’église du prêtre Povirlă. On appelaitainsi le pauvre prêtre bessarabéen à cause de sa façon de prononcer “ayezpitié de nous Seigneur” à la manière russe: “Gospodé pa miluiu”, mais queles villageois avaient tranché en faveur de la marmalade de prunes qui,phonétiquement, était un mot tout ressemblant.* En réalité, c’était unprêtre bessarabéen russifié. L’église datait depuis quelque 300 ans et avaitété construite par le chambellan Vârnav, l’ancêtre du légendaire aviateurBob Vârnav, dont on ne savait plus grand chose.

1958: l’instituteur Gheorghe Ţepeş, qui avait récemment terminéles études à l’Institut pédagogique et qui avait habité en loyer chez la fa-mille de l’écrivain, devient directeur de l’école, fait qui avait provoqué lacolère de l’ancien légionnaire Gheorghe Rugină, celui qui avait, jusqu’alors,occupé le même poste. Bien que l’élève Neagu ait remporté chaque annéele premier prix, cette année-ci plusieurs sanctions physiques allaient an-nonncer un règlement de compte avec la famille qui avait hébergé le nou-veau chef de l’école. Le conflit va culminer à l’occasion du dévoilement dubuste de I.V. Levărdă, collègue au conseil princier du plus célèbre IonRoată, où l’écolier Neagu avait des poésies extrêmement longues à réciter,des danses à danser dans l’équipe de danses populaires, le discours del’organisation des pionniers à prononcer, etc, etc. Transpiré et en égalemesure exposé au gel du mois de janvier suivant, après tant d’efforts dé-ployés, il se rendra malade le printemps de l’année 1959. Sa marche étaitbloquée en proportion inquiétante, porté sur les bras par Andrei, le pèreendolori, chez les médecins de toutes sortes, surtout chez les anciens ca-marades de front. On décide le transfert de l’enfant dans la ville de Roman.

1960: l’année où l’élève Gheorghe Neagu commence les cours del’école de musique de Roman, section trompette, sur l’indication du diacreet chef d’orchestre du choeur de l’Êvéché de Roman et Huşi, Dumitru Teo-fănescu, dit Tache, après quoi il passe à la classe de violoncelle. À remar-quer le fait que Teofănescu avait découvert le talent de la célèbre MagdaIanculescu qui, pendant un voyage en RDG avec Valentin Teodorian, avaitacheté pour le postulant Neagu un violoncelle au pied télescopique.

1963: il passe son examen d’admission au lycée # 1, aujourd’huiRoman Vodă, dont il poursuit les cours, surtout pour les disciplines huma-nistes d’étude, bien qu’il allât continuer les études des sciences exactessur l’instance de son père. Il ne passe pas l’examen d’admission au Lycée

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Gheorghe Andrei Neagu

————————–——*povidla (en roumain)

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de Musique de Iassy, malgré son savoir bien fondé de théorie musicalequ’il avait acquiert jusqu’alors. Le collègue Stupcaru avait passé son exa-men d’admission à la contrebasse où il n’y avait pas de candidats, pourse transférer ensuite, dans la deuxième année, à la classe de violoncelle.Deçu par ces trucs-là, il vend le violoncelle pour rien, son père ayant payépour lui le prix d’une vache, et il ne s’emparerait plus jamais de cet ins-trument.

1965: il chante avec une formation de musique légère sous la ba-guette de l’excellent jeune guitariste Mihai Ungureanu, fréquentant enmême temps le cénacle littéraire de l’Usine de tuyaux de Roman, où il litde la poésie. Il est remarqué par madame professeur Stanciu qui met enscène un de ses montages sur la vie de George Coşbuc au théâtre “Gră-dina de vară” (“Le jardin d’été”) de Roman, tout comme par le professeurŞteţcu. La même année, on fait publier une de ses poésies dans la revue“Ateneu” (“Athenée”). On va reconnaître, peu à peu, ses qualités litté-raires, et on va mentionner son nom dans le livre album du lycée, parulors du centenaire du lycée Roman Vodă.

1967: pour le tout fraîs bachelier c’est une année noire; il manquel’examen d’admission à la section philologie de l’Université de Bucarest. Ildevient professeur suppléant dans la commune des Hongrois établis enMoldavie, de Pildeşti, sur la rive du ruisseau Moldova, tout près de Roman,où il accompagnait, jouant de l’orgue de l’église, pendant les services di-vins dominicaux.

1968: il est admis à l’Institut sylvestre de trois ans de Bucarest,puisque dans la fôret, l’état de grâce, d’inspiration et de bien-être allaientêtre plus propices pour son achèvement humain, tel que son père lui di-sait.

1972: il est incorporé aux troupes de génie après avoir parcourul’instruction de 30 jours dans la division Tudor Vladimirescu de Bucarest,à l’artilerie, où il est remarqué par le lieutenant Lucian Popescu (celui quiallait fonder CADA, après la revolution et) qui poursuivait les cours sansfréquence de la faculté de droit, plutôt que s’occuper des recrues. C’esttoujours ici qu’il connaît Nicolae Tăutu et le colonel Naghiu, qui l’avaientprofondément marqué. De l’expérience des quelques mois passés dans leservice militaire sur le Transfăgărăşan va naître le roman Arme şi lopeţi*.

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Le porteur de croix

——————————————*Armes et pelles- c’est ainsi qu’on doit le traduire chaque fois

qu’on le trouve dans le livre (n.t.)

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Dès son retour de l’armée à l’Institut de Recherches et AménagementsSylvestres de Bucarest, il a l’occasion de faire la connaissance de Ana Blan-diana, Radu Cârneci, Gheorghe Pituţ, Coman Şova et bien d’autres écri-vains provenus de la lignée des sylvestres ou en ayant relation avec leurmonde; à l’occasion des 40 ans de recherche sylvestre. Collègue du célè-bre botaniste Al.Beldie qui avait été mis à la porte de l’Académie Gh.Gheorghiu-.Dej à cause des boucles d’oreilles, du rouge et des bas dontle savant paradait, Gheorghe Neagu fait paraître la revue “Silva” utilisantles fonds UTC du secteur 3 de Bucarest. Dans les pages de la revue pu-bliée le long de trois années, imprimée au spirographe, on peut lire lesécrits de Mihai Grămescu, Victor Ciocnitu, Al. Beldie, Liviu Stoiciu, DoinaPopa et autres collègues du groupement littéraire de la Maison de Culturede Turturele-Bucarest, nommé “Relief românesc” (“Relief roumain”) toutd’abord, puis “Π” selon le grand nombre d’étudiants aux mathématiquesconduits par C.T.P.

1973: le groupement Stoiciu, Grămescu, Dobrovicescu, Verona,Namora, Şişman- celui qui allait se suicider après la révolution, affamé etdésespéré-, se sépare du groupement des poètes mathématiciens de Tur-turele, hébergé au „Club des Usines 23 Août» dont le directeur, NicolaeLagu était, tout comme Gheorghe Neagu, d’origine de la région de Neamţ.Celui-ci fait la connaissance de l’aviateur Nicolae Dachus, un excellent nou-veliste, qui, apprenant les déceptions réiterées du jeune qui frappait auxportes des maisons d’éditions pour faire publier Arme şi lopeţi et la déci-sion de celui-ci de renoncer à l’écriture, voire même de se laisser saisirpar la pensée d’un suicide, lui avait donné le livre de Pappini, Un om sfârşit(Un homme foutu,n.t.).Le livre avait influencé définitivement celui qui allaitdevenir par la suite l’écrivain Gheorghe Neagu, qui avait accepté que sonroman soit mutilé aux Éditions Albatros selon la suggestion de Mircea Sîn-timbreanu, sous la direction d’Alfred Neagu, pour qu’il paraisse à peine en1986 dans le volume collectif Zece prozatori**, sous la forme de la nou-velle «Spinarea de piatră a Făgăraşului»***

C’est toujours ici qu’il se dispute avec Adrian Păunescu, au débutde ce qui allait devenir le cénacle Flacăra, à cause des questions adresséesdu public par Mihai Grămescu et Cristian Şişman.

1974: il publie Le systhème informationnel en collaboration avec

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Gheorghe Andrei Neagu

——————————————**Dix prosateurs- c’est ainsi qu’on doit le traduire chaque fois

qu’on le trouve dans le livre (n.t.)***„La crête rocheuse de Făgăraş”- c’est ainsi qu’on doit le

traduire chaque fois qu’on le trouve dans le livre (n.t.)

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une bonne partie des chercheurs de l’Institut Sylvestre qui l’accompa-gnaient souvent au restaurant „Deux oursons” rue Transilvania de Buca-rest, où l’acteur Gărdescu avait l’habitude d’offrir de véritables récitals depoésie de Nichita Stănescu, Eminescu, Coşbuc et même des poésies deGheorghe Neagu. Pendant la même période des pérégrinations aux ré-dactions des publications, le jeune Gh. Neagu rencontre son ancien col-lègue de lycée, Dan Petrescu, suffoqué à son tour par les années passéesen détention à cause d’une bêtise érotique du début de ses études buca-restoises, mais aussi par les insuccès de ses démarches de publication.Petrescu s’essayait de faire publier une traduction de Camus, et les ré-dacteurs qui avaient été informés au sujet de ses pechers l’évitaientcomme on fuit l’encens. C’est pourquoi leur rencontre avait été extrême-ment affable.

Il rend un volume de nouvelles aux Éditions Cartea Româneascăet un autre volume aux Éditions Albatros.

1975: il publie Raţionalizarea sistemului informaţional în silvicul-tură* en deux volumes , après quoi, en ayant assez d’attendre l’allocationd’une habitation pour lui et sa nouvellement fondée famille, il accepte letransfert à Focşani. Cette année il connaît Rodica Mocanu, licenciée Magnacum laudae de la Faculté de Philologie de Bucarest.

Il entreprend une nouvelle démarche de publication, en inversantles volumes de prose, déposés aux Éditions Albatros et Cartea Româ-nească, fermement convaincu que les Éditions auront l’amabilité de leslire et, des deux volumes de chacune des Maisons d’Éditions, un seul, aumoins, sera publié. Invité par Dan Verona au cénacle Săptămâna (La se-maine, n. t.), d’Eugen Barbu, il y va sous l’influence de l’alcool et récite,couché tout de son long sur une table, la longue poésie „Singurătate”(«Solitude”). Comblé par la gène, il n’y reviendra plus jamais.

1976: année décisive pour le prochain écrivain qui accepte dequitter la capitale pour Focşani, où prenait forme une filiale de ICAS- ici ilinvente un appareil pour nourrir les truites des étangs, breveté en 1979,du numéro 75 848, sans pour autant trouver quelque commerçant, bienque le procédé soit valable de nos jours encore.

1977: l’année du grand tremblement de terre; après avoir été sé-rieusement ébranlé au 8-e étage et dernier d’un immeuble à un seul es-

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Le porteur de croix

—————————————-*La rationnalisation du systhème informationnel en sylviculture,

(n.t.)

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calier du centre ville, il commence à penser pour de bon s’il ne fallait mieuxdéménager de ce département.

1980: il occupe par concours le poste d’inspecteur de l’organisa-tion du travail à la Direction du Travail du Département Vrancea. Il ap-prend quelle est la clé qui ouvre les cadenas de la publication à Bucarest.C’est pourquoi, donnant libre cours aux conseils de Traian Olteanu, FlorinMuscalu et Dumitru Pricop, il va chez Marin Preda, muni de plusieurs bi-dons de vin, saisissant que monsieur le directeur aimait les boissonsfortes, surtout whisky. Il procure du cognac 9 étoiles, et le grand prosateurle reçoit bras ouverts; sous le regard étonné du jeune écrivain, il versedans la canette de thé le précieux liquide. De plus, il fait venir Florin Mugurpour lui dire qu’il devrait accorder une attention toute particulière à la lec-ture des écrits de l’écrivain de Vrancea. L’histoire se répéta quelques foisavec Mircea Ciobanu, jusqu’à la mort du grand prosateur, Marin Preda, lejour où le maître était attendu à Focşani, le porte-bagage rempli, au lan-cement du volume Cel mai iubit dintre pământeni (Le plus aimé des mor-tels, n.t.). Au fait Neagu a été le premier participant au lancement qui aitappris la tragique nouvelle et l’ait fait parvenir au secrétaire de la propa-gande, Al. Crihană. Par malheur, les deux volumes de Neagu sont restésaux Éditions Cartea Românească, égarés jusqu’à présent. Les autres vo-lumes remis aux Éditions Albatros ont eu un plus terrible sort. Le prosateurStan Velea avait l’habitude de lire à haute voix aux collègues de bureau,surtout lorsqu’il était grisé, des créations de ceux qui osaient frapper auxportes de la consécration, après quoi, les volumes atterrissaient juste dansla corbeille à papier, puisqu’il y avait décrété: on ne rend plus les manus-crits. Mis en colère par telles aventures, le prosateur élabore le romanArme şi lopeţi essayant de le faire publier aux Éditions Militaire de Buca-rest. Ici, il fait la connaissance du colonel Răileanu, qui occupait le postede directeur des Éditions, qui, malgré tous les bidons reçus, avait avoué,d’une voix saisie d’effroi, qu’il ne pouvait publier un volume où on ne ditpas mot au sujet de Nicolae Ceuşescu. Il a commencé, toujours à cetteépoque, à fréquenter le cénacle conduit par Mavro Doineanu, de la Maisonde Culture des Syndicats de Focşani, participant également au Festival duSalon Dragosloveni, dédié à la mémoire de Vlahuţă, lors duquel il connaîtFănuş Neagu, Mircea Sîntimbreanu, Mircea Radu Iacoban et bien d’autres.Sîntimbreanu a eu une réaction positive envers Gheorghe Neagu, surtoutayant en vue le prix remporté pour la prose, accordé par le professeurDima, le rédacteur en chef de Revista noastră (Notre revue,n.t.), de Fo-cşani. Suite à ces relations et connaissances, Gheorghe Neagu débute auxÉditions Albatros dans le volume Zece prozatori, avec un seul fragmentnommé La crête rocheuse de Făgăraş ,ce qui restait des trois cents pages

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Gheorghe Andrei Neagu

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du roman Arme şi lopeţi. Le début a été remarqué par Nicolae Manolescuqui s’était exclamé: „je croyais que le reportage littéraire avait disparu de-puis George Bogza, mais le revoilà”. En dépit de la bienveillance de Sîn-timbreanu, dont un enfant s’était enfui en Amérique, c’est pourquoi il seretrouvait exilé aux Éditions Albatros, le roman n’a pas été publié toujourspour ne rien dire au sujet de Ceauşescu, quoique l’auteur ait inséré uncitat de son discours en début du volume et ait introduit une scène reéllede la visite du sécrétaire général à Transfăgărăşan, en fin du livre. Il paraîtque le truc n’ait pas été convaicant. C’est toujours à cette époque queLiviu Ioan Stoiciu, devenu à son tour habitant de Vrancea, débute en vo-lume: La fanion (Au fanion, n.t.). Le livre est apprécié par Traian Olteanuet Florin Muscalu dans la pièce qu’ils avaient reçue, en tant que membresde l’Union des Écrivains, à la Direction de Culture du Département Vranceaoù, sous le tableau d’Eminescu étaient installés des microphones d’enre-gistrement. Imprudent, Neagu feint ignorer la valeur de la poésie de Stoi-ciu, récitant sèchement une poésie, et avec beaucoup d’intonation, lesommaire du volume. Les deux lui disent:”tu vois, la deuxième poésie,qu’elle est merveilleuse?” À quoi, Gheorghe Neagu tourne le livre et leurdévoile que la deuxième poésie était le sommaire. Chose qui allait lui coû-ter plus tard, en 1990, lorsque Stoiciu (apprenant l’opinion de son anciencollègue au cénacle bucarestois), devenu président CPUN Vrancea, lui en-voie une équipe BBC pour le discréditer, croyant que dans le Foyer Atelierà Odobeşti il y avait des phénomènes de comportement sous-humain,type Plătăreşti, qui avaient envahi les écrans des télévisions du mondeentier.

1981: on lui offre le poste de directeur au Foyer Atelier à Odo-beşti, poste qu’il va occuper jusqu’en 1993. On le fait rapidement devenirmembre du PCR (autrement on ne pouvait occuper aucun poste public deresponsabilité).

1985: il organise à Odobeşti un congrès de la psychologie rou-maine, conduit par le directeur de l’hôpital Socola de Iassy; il apprend àcette occasion la manière dont la psychiatrie roumaine était asservie aupouvoir communiste dans la lutte contre les intellectuels dangereux pourle régime totalitaire.

1989: décembre, le 22, madame Şerban, le maire de la ville Odo-beşti, appelle le directeur du Foyer Atelier, Gheorghe Neagu et lui ordonnede confectionner des massues. Éberlué, Gheorghe Neagu convoque leconseil d’administration, où le menuisier Dănuţ Tutoveanu détenait la fonc-tion de secrétaire BOB;il l’envoie à la Mairie pour y prendre connaissance

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du type de massues dont on avait besoin. Lors d’une séance COM, on en-tendit, à la radio, en sourdine: nous avons vaincu, le tyran s’est enfui!C’était la voix de Mircea Dinescu („fais semblant de travailler”). Isollés dupoint de vue informatique, les participants à la séance avaient ouvert laradio, apprenant en première que la révolution s’était déclenchée à Buca-rest. On n’a plus eu besoin des massues, de plus, le directeur est parti envoiture à la Mairie où il avait compris que madame le maire s’était enfuie.De pareilles scènes allaient être mentionnées plus tard dans le roman Unsecurist de tranziţie (Un employé de la sécurité de transition, n.t.)

1990: il fonde, à côté de Dumitru Pricop, Traian Olteanu, FlorinMuscalu, Dumitru Denciu et Corneliu Fotea, l’hebdomadaire de culture Re-vista V (La Revue V), pour laquelle Gheorghe Neagu compte un taux de10 000 abonnements et commence à faire paraître en feuilleton, le romanTarantula*. Liviu Ioan Stoiciu devient président CPUN du départementVrancea, et lui envoie une équipe BBC avec l’arrière pensée de se vengercontre lui pour ce qu’il avait jadis énoncé au sujet du volume La fanion,dans le bureau des deux collaborationnistes. L’équipe BBC lui demandeune interview lors de laquelle, Neagu établit un parallèle entre les pre-ceptes du communisme en tant que doctrine et les impératifs du bibliqueMoïse, en égale mesure empietés par les foules non préparées. Il va enBessarabie y porter des aides; là, il connait le ministre Vasile Spinei dontil va se lier d’une brève amitié.

1991: il est invité en Angleterre où il demeure pendant 40 jours.Il y fait la connaissance des gens de culture qui foisonnaient dans le se-cond monde des valeurs britaniques. On lui facilite différentes visites ycompris chez les héritiers de Ion Raţiu de Londres. On lui propose de posersa candidature de la part des syndicats pour un poste de député de Vran-cea, dans le Parlement de Roumanie. Il arrive en visiteur, par hasard, àCernăuţi, passant par la douane sans passeport, avec un groupe d’écri-vains bien disposés, adonnés à toutes sortes d’imprudences.

Il perd son père, Andrei, à la suite d’un kiste pulmonaire éclatéqu’il refusait de faire enlever.

1992: il visite l’Irlande, où il connait Mary Robertson, maire de laville Dublin et qui allait devenir plus tard la première femme premier mi-nister. Une fois de retour, Gheorghe Neagu essaie de nouveau faire publier

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Gheorghe Andrei Neagu

——————————————* La Tarentule- c’est de ce titre qu’on le retrouvera dans le livre

(n.t.)

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le volume Arme şi lopeţi mais le même colonel Răileanu, toujours directeuraux Éditions Militaire, le lui refuse pour la raison que l’auteur s’était moquédes officiers illustrés dans le roman. Il fait imprimer aux Éditions Porto-Franco le volume Templul iubirii* qui est vendu en dix mille exemplaires,ce qui lui vaut un véritable succès des Maisons d’Éditions.

1993: juillet; après avoir fait dresser un immeuble à trios niveauxpour des activités lucratives, tout comme un club toujours à trois niveaux,le directeur Gheorghe Neagu présente sa demission à cause des pressionsdes members FSN, devenu PDSR et surtout du maire de la ville, FlorinMânea, qui voulait engager son institution dans des affaires illégales. Avecl’appui de son beau-frère, Adrian Mocanu et celui de Ştefania Oproescu,il fonde l’hebdomadaire Jurnalul de Vrancea (Le journal de Vrancea, n.t.)au cadre de SC Jurnalul SA de Bucarest, du moghol Voiculescu, sous ladirection de Dan Diaconescu.

1994: il continue la publication du Jurnalul de Vrancea mais sousla direction de Marius Tucă, après avoir refusé de prendre la place de DanDiaconescu, démissionnaire de la compagnie. Il visite Cernăuţi, sur l’invi-tation du poète et député des minorités roumaines d’Ukraine, Vasile Tă-râţeanu. Il écrit un réportage bien documenté au sujet de la profanationdes tombeaux des roumains, qui sera repris par la presse centrale.

1995: il fait paraître dans ses propres Éditions Zedax, Antologieliterară Jurnalul 100** où il rassemble les textes littéraires publiés sépa-rément par les collègues de rédaction. Las de frapper aux portes des Édi-tions étrangères, il fait encore un effort et publie le roman Arme şi lopeţi,assez bien reçu par la critique de spécialité. La même année, il cède auxinstances de Radu Cîmpeanu et reprend la direction du PNL-C du Dépar-tement Vrancea, auquel il fait adhérer plus de 3 000, depuis le nombrede sept membres du début. Il entre dans la maçonnerie roumaine dansl’espoir de devenir un homme de culture pareil aux membres de Junimea(La Jeunesse, n.t.)

1996: il est élu membre du Conseil du Département Vrancea dela part du PNL-C mais il perd Jurnalul de Vrancea puisque Florin Muscalu

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Le porteur de croix

—————————————* Le temple de l’amour- le titre dont on le retrouve dans le livre

(n.t.)**Anthologie littéraire le Journal 100 – c’est ainsi qu’on le trouvera

dans le livre (n.t.)

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et Traian Olteanu l’appellent en justice pour leur avoir porté calomnie; Voi-culescu lui propose de le remplacer avec Gazeta Vrânceană (La Gazettede Vrancea, n.t.). En même temps, Jurnalul de Vrancea est édité par lepatron TV cable Diplomatic, Ion Martiş à l’aide de Ion Panait, Florin Mus-calu et Traian Olteanu.

1997: il publie aux Éditions Zedax le volume Moartea şobolanului*assez bien reçu par la critique littéraire, de plus, il apprend que Matei Viş-niec aurait eu fait une présentation du volume, en tant que lecteur du de-hors des Éditions Litera (La Lettre, n.t.); un compte rendu qu’on ne puvaitpas publier, dans lequel l’auteur Neagu était comparé à Agatha Christy.Paraît Oglinda Vrânceană (Le Miroir de Vrancea, n.t.) qui se transforme,l’année prochaine, sous le titre Oglinda Moldovei (Le Miroir de Moldavie,n.t.), dans une revue diffusée dans plusieurs départements.

1998: Jurnalul de Vrancea fait faillite sous la commande de Mar-tiş, Olteanu, Muscalu et du tirage de 5 000 exemplaires arrive à un tiragede quelques centaines. Voiculescu le prie de le reprendre de Martiş et co.Puisque cette chose n’était plus possible en totalité et que le trust Moni-torul de Iaşi (Le Moniteur de Iassy, n.t.) le concurrençait, Gheorghe Neaguaccepte de le reprendre en tandem avec Gazeta Vrânceană une semainepour chacune des deux publications, à tour de rôle.

Il reçoit le titre de CYTOYEN D’HONNEUR DE LA VILLE PANCIU.

2000: prend naissance L’Association Culturelle Duiliu Zamfirescuqui se propose de faire paraître une revue de culture Oglinda Literară **à la place de Revista V qui avait été confisquée par les héritiers des Mus-calu et Olteanu, décédés dans un terrible accident auto, peu de tempsavant. La revue réussit de s’imposer dès les premiers numéros, étant re-marquée par toute la presse littéraire. C’est toujours à cette époque quel’on décide la première édition du Festival Duiliu Zamfirescu. Pendant sonséjour à Paris, Gheorghe Neagu connait Sanda Stolojan, la nièce de DuiliuZamfirescu et Marcel Shapira, grand maître de la maçonnerie roumainedepuis le temps de l’exil anticommuniste, qui lui promettent l’appui nonconditionné. Oglinda Vrânceană et Oglinda Moldovei cessent leur parutionpour que Oglinda Literară puisse paraître, au début imprimée dans les im-

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Gheorghe Andrei Neagu

—————————————-*La Mort du grand rat- c’est ainsi qu’on le trouvera traduit dans

le livre (n.t.)** Le Miroir Littéraire – c’est ainsi qu’on le trouve traduit dans le

livre (n.t.)

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primeries de Dan Diaconescu de Bucarest dans un tirage irresponsable de5 000 exemplaires.

Il reçoit le titre de CAVALIER DE LA LITTÉRATURE ROUMAINE, ac-cordé par le président de Roumanie, Ion Iliescu.

2001: prend naissance Saeculum comme une contre mesure duPSD pour la revue Oglinda Literară, projet soutenu par Gh. Vlăjie, le di-recteur de la culture, à l’époque. Ce genre de sabotage a mis en colèreles membres du collège directeur, les déterminant de supporter de leurspropres revenus la parution de la revue.

2002: il part pour l’Amérique, envoyé par la maçonnerie roumaineavec le rôle d’améliorer les relations roumaines- américaines. Peu detemps après, la Roumanie entre aux NATO. On en trouvera des tracesdans son oeuvre ultérieure.

Il reçoit Diploma de Binecuvînatare Apostolică a Papei Paulşi Diploma de Onoare a Academiei Orient Occident de la Curtea deArgeş. (Diplôme de Bénédiction Apostolique du Pape Paul et le Diplômed’Honneur de l’Académie orient Occident de Curtea de Argeş, n.t.).

2003: paraît le volume collectif Al Evei trup de fum (Le corps defumée d’Eve, n.t.) aux Éditions Zedax, sponsorisé partiellement par IonVlăjie, le directeur de la culture qui visait un geste de conciliation à l’oc-casion du jour de la femme de cette année-ci. Le titre avait été suggérépar Florin Paraschiv. Paraît le volume lilliputien Crucea lui Andrei (La croixd’André,n.t.) qui constitue, à côté des petits volumes de quelque 20 col-lègues, une cassette Scrieri alese (Écrits choisis,n.t.), aux Éditions Zedax.

2004: paraît le volume lilliputien Jurnal american (Journal améri-cain, n.t.), fruit de la visite aux USA et de l’expérience nottamment ma-çonnique qu’il a eu à cette occasion-là. Lors de l’édition de cette année-làdu festival Duiliu Zamfirescu, le grand prix a été remporté par le professeurdoctor Valeriu Rusu de l’Université de Provence. Des prix ont aussi étéremportés par D.R. Popescu, Magda Ursache, Ion Rotaru, Cassian MariaSpiridon. Il reçoit la distinction de l’Institut Biographique Américain.

Il tombe malade de diabète, devenant insulino-dépendant. Il subitune grave parésie faciale. Il se rend en visite pour la enième fois en Bes-sarabie. Il ne réussit à rencontrer que Ion Mânăscurtă et Leo Butnaru dugroupe des écrivains „abonnés” aux prix roumains.

2005: une nouvelle série de volumes lilliputiens forme une nou-velle cassette des Scrieri alese (Écrits choisis, n.t.), cette fois-ci comptant

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24 collègues. Le petit livre de Gh. Neagu sera intitulé La Bellu (À Bellu,n.t.). La même année, les Éditions Paralela 45 (Le Parallèle 45, n.t.) publiele volume collectif Proză.Ro. (Prose.Ro, n.t.). Un fragment du feuilleton“Un securist de tranziţie” (“Un employé de la sécurité de transition”, n.t.)y paraît. Le Festival Duiliu Zamfirescu bat son plein: 9 pays y paticipent:Serbie, Ukraine, Bessarabie, Albanie, Luxembourg, France, Tunisie, Maroc,etc. Le grand prix a été décerné à madame académicien Zoe DumitrescuBuşulenga et le prix Opera Omnia à Mimmo Morina, le secrétaire généralde l’Union Mondiale des Poètes. On ferme Gazeta Vrânceană puisque per-sonne de la rédaction n’avait pas exprimé le désir de la reprendre gratui-tement et d’en continuer la publication à son propre bénéfice. Sur lespropositions de Magda Ursache et de Horia Zilieru, il est reçu à UniuneaScriitorilor (l’Union des Écrivains, n.t.), filiale de Iassy par

Cezar Ivănescu, dont il n’avait que des mots d’admiration et dontil se lia d’une longue amitié. La revue Oglinda Literară est incluse dans leDicţionarul General al Literaturii Române (Le Dictionnaire Général de laLittérature Roumaine, n.t.) édité par l’Académie Roumaine. Don apparte-nance à la maçonnerie deviant publique, surtout après avoir été nomméAssistent du Grand Maître de la Maçonnerie Roumaine.

2006: aux Éditions Valman paraît le volume Aesopicae écritpresque 20 ans auparavent, dont Adrian Alui Gheorghe affirme que c’enest ce que l’on cherche dans la littérature allemande actuelle. Jurnalul deVrancea cesse sa parution. Il reçoit Diploma de excelenţă (le Diplôme d’ex-cellence, n.t.) de la Mairie de Odobeşti puisque le maire Nicolaş a refuséd’honorer les obligations assumées, de sponsorisation de l’édition du livre.Il publie O antologie literară (Une anthologie littéraire, n.t.) où sont pré-sentées les créations littéraires des 55 membres de l’Association CulturelleDuiliu Zamfirescu, sans séléction aucune. Le Conseil du DépartementVrancea accorde une aide de 200 millions lei pour l’impression de la revueOglinda Literară. Il est inclus dans Dicţionarul biografic al Literaturii ro-mâne (le Dictionnaire biographique de la Littérature roumaine, n.t.) éditépar Aurel Sasu. Un ample fragment de «Un securist de tranziţie» paraîtdans l’anthologie PROZA.RO (LA PROSE.RO, n.t.) sous la direction de Ma-rius Şolea aux Éditions Paralela 45.

On lui découvre une garnde pression sanguine ce qui le rend dé-pendant des médicaments. Il visite la France où il porte une longueconversation avec Marcel Schapira, ce qui prend la forme d’une interviewqui ne sera pas publiée entièrement, à cause de graves accusations ap-portées au Grand Maître de la Maçonnerie Roumaine, qui auraient eu faitexploser une grande partie de l’organisation. Il se rend en Egypte.

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2007: après le lancement du volume Aesopicae, dans La Salledes Glaces de l’Union des Écrivains de Roumanie, sans l’avis de NicolaeManolescu, mais avec l’appui de Laurian Stănchescu, le secrétaire littérairedu viceprésident de USR, Varujan Vosganian, l’écrivain Gheorghe Neaguentre dans un conflit absurde et préjudicieux avec le critique littéraire. Aufait, Nicolae Manolescu était fâché que la revue Oglinda Literară ait publiéauparavent Săptămâna roşie (la Semaine rouge, n.t.) de Paul Goma. Il re-çoit le Prix pour la prose de l’Académie Internationale Mihai Eminescu deCraiova, le diplôme étant signé et remis par le président de l’AcadémieRoumaine, Eugen Simion. C’est la dernière année où Gheorghe Neagus’occupe du Festival Duiliu Zamfirescu. Il participle à la fondation de Aso-ciaţia Presei Literare din Europa (l’Association de la Presse Littéraire d’Eu-rope, n.t.) en tant que membre fondateur.

Il publie Antologie de poezie Oglinda Literară 2000-2007 (Antho-logie de poésie le Miroir Littéraire 2000-2007, n.t.) aux Éditions Dominor,où on lui promet l’édition du volume Războiul muştelor (la Guerre desmouches, n.t.) sous la direction de Laurian Stănchescu, promesse non ho-norée.

Il renonce aux services d’éditorialiste de l’écrivaine Magda Ur-sache.

Il est inclus dans Istoria Literaturii Române de la origini şi până înprezent (l’Histoire de la Littérature Roumaine des origines jusqu’à présent,n.t.), livre édité par Ion Rotaru, qui est décédé le jour du lancemen,t dansla même Salle des Glaces de l’Union des Écrivains de Roumanie.

On publie de sa prose en anglais dans l’anthologie Pagini literare.ro(Pages littéraires.ro, n.t.). Virginia Bogdan traduit en français le volumeMoartea şobolanului sous le titre la Mort du grand rat avec lequel il parti-ciple à la Foire du Livre de Genève, d’où il revient deçu de la superficialtéaccordée à l’événement par le Ministère de la Culture, par le sabotagemême de la manifestation qui aurait pu devenir importante pour les écri-vains roumains présents aux stands du petit pavillon, de quelques mètrescarrés, réservé aux Roumains, par les petits fonctionnaires du ministreIorgulescu.

Il subit un accident, et s’en tire presque sain et sauf de l’automo-bile écrasée par un TIR bessarabien. La parésie faciale se répéte d’unemanière plus grave. On lui découvre une disfonction cardiaque assez sé-rieuse, qui le rend dépendant des médicaments. Il se rend en visite àMalte par la bienveillance de son bon ami Dan Pică.

2008: le Festival Duiliu Zamfirescu disparaît puisque les autoritéslocales ne désirent plus gestionner une manifestation culturelle soit-elled’un minimum d’ampleur. Gheorghe Neagu prend la décision d’organiser

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la première édition des prix de la revue Oglinda Literară destinée, en prin-cipal, à récompenser les collaborateurs de la revue. Il reçoit le Diplomade Onoare a Academiei Daco-Române (le Diplôme d’Honneur del’Académie Daco-Roumaine, n.t.) de Bucarest et il est inclus, tout commeCezar Ivănescu, dans une Antologie de poezie (Anthologie de poésie, n.t.)en langue albanaise, aux soins de Baki Ymeri. Il participle au II-e Congrèsdes Revues Littéraires Européennes de Balcic- Bulgarie. On publie de saprose en langue française en Pagini literare.ro (Pages littéraires.ro, n.t.)

2009: il perd sa mère, Verginia, après une brève souffrance maisaussi l’héritage que sa mère avait légué à sa niece d’après la soeur, Laura,qui l’avait soignée pendant quelques mois, vers la fin de sa vie.

Il reçoit le titre de CETĂŢEAN de ONOARE al COMUNEI TRIFEŞTI(CITOYEN d’HONNEUR DE LA COMMUNE TRIFEŞTI, n.t.) du départementde Neamţ, en tant que signe de respect pour ceux qui l’avaient élevé etlui avaient veillé l’enfance. On le fait inclure dans Istoria Literaturii Române(Histoire de la Littérature Roumaine, n.t.) de Marian Popa, surpris d’ap-prendre que Florin Muscalu avait traîné en justice Liviu Ioan Stoiciu, tandisqu’en réalité c’étaient Muscalu et Olteanu qui y avaient traîné GheorgheNeagu. On publie la nouvelle “Alexandra” dans la revue allemande Matrix

Il organise une deuxième édition des prix de la revue Oglinda Li-terară à l’occasion des journées du municipe Rîmnicu Sărat où, à l’aide deAPLER et de Valeria Manta Tăicuţu il a accordé des prix en argent à tousles collaboartuers externes.

On le fait publier dans les revues de la diaspore du Canada- sousle patronnage de Alex Cetăţeanu, d’Australie et de SUA, par le publicisteGeorge Roca, en Allemagne dans la revue Matrix. Il est inclus par Who isWho dans Enciclopedia Personalităţilor din România (l’Encyclopédie desPersonnalités de Roumanie, n.t.). Il poursuit un traitement balnéaire àlacul Sărat du département Brăila, où il reçoit l’appui de l’ami Silviu Man-giurea. Il reçoit Diploma de Excelenţă (le Diplôme d’Excellence, n.t.)du Ministère de l’Éducation et de la Recherche- la Société Haïku de Consta-nţa pour la promotion de la culture et de l’art.

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La maturité du prosateurÀ ses soixante ans, Gheorghe Neagu propose à ses lecteurs un

livre de prose courte, genre dans lequel il a excellé le long des années,dès le début de la carrière d’écrivain non accommodé au temps, fait quilui a valu la frustration d’un début en volume ; il va se contenter des pa-rutions sporadiques ou fragmentaires, tel le texte «La crête rocheuse deFăgăraş”, paru dans le volume collectif Zece prozatori (Les Éditions Alba-tros, Bucarest, 1987) qui s’avère être un épisode du roman Arme şi lopeţiimprimé à peine en 1997. Pour sa valeur, l’épisode est repris dans le pré-sent volume, preuve de donner une image ”récapitulative” de l’oeuvre. Leroman atteste la vigueur de prosateur apparemment „naturaliste”, à l’as-pect d’utopie négative, qui marque, au fait, les inquiètudes d’un esprit”kynic”, au sens primaire d’un Diogène le Chien* en habits de prosateur.L’atmosphère est la même dans les phrases brèves de Un pumn de iarbă(1994)/Une poignée d’herbes, Privire clandestină (1996)/Regard clandes-tin, Moartea şobolanului (1996)/La mort du grand rat, Aesopicae (2005),Tarantula (roman, 2005), Un securist de tranziţie /Un des employés de lasécurité de transition, (livre de formule inédite, simulant la comédie desdébats du parlement des premières années post décembre, paru en feuil-leton, dans Oglinda literară, de la finalité éditoriale duquel je n’ai aucuneconnaissance).

Dans la lignée de la génération ‚80, dans laquelle on a dû l’inclure,Gheorghe Neagu fait figure à part, car il est sorti de la sagesse du paro-dique textuel, surtout dans Aesopicae, où le parodique n’est pas un jeugratuit, mais un ”kynic”, tel que nous l’avons déjà remarqué, de sorte que,

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—————————————————*Au sujet de la distinction conceptuelle entre „cynique” et „kynic”,

voir le travail déjà classique du philosophe allemand Peter Sloterdijk, Cri-tica raţiunii cinice (Chritique de la raison cynique, n.t.), I, II, versionroumaine de Tinu Pîrvulescu et Sandală Munteanu, Éditions Polirom, Iaşi,2000, 2003

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avec une formule adéquate, Ion Rotaru** l’ait qualifié pour „transtextuel”,ce qui pourraît être un indice que l’auteur serait revendiqué par le nouveauparadigme de la „transmodernité”. Quant à Tarantula (la Tarentule), romanésopique de facture historique, pareil au Principele (le Prince) d’EugenBarbu ou au Calpuzanii (les Fripons) de Silviu Angelescu, celui-là semblele moins réussi, mais il vaut retenir la parabole de la maladie qui a infestéà long terme l’espace roumain. D’ailleurs, on va le voir, celui-ci s’inscritaussi, de manière organique, dans le plasma de l’imaginaire de GheorgheNeagu.

Le porteur de croix, comme nous avons déjà suggéré, est une syn-thèse du monde artistique de l’auteur, comprenant des textes d’une évi-dente diversité narrative, autant en formule qu’en étendue et contenu,depuis l’instantané descriptif (comme ”Les harmonies de la pierre”), à lanouvelle d’ample respiration (telle „La crête rocheuse de Făgăraş” ou„Maria”). Il s’agit d’une anthologie d’auteur. L’imaginaire de GheorgheNeagu, si on se rapporte à la poétique des éléments de G.Bachelard, tientà la matérialité de la terre, isomorphe en pierre, sous „le complexe de Sy-siphe”, comme dans le pharaonique parcours de Făgăraş par les soldatsqui ont perdu les sens originaires de défenseurs de la patrie. Pareillement,aux matières dégradées, tel «La mort du grand rat» ou «Orifices», prosessignalées avec acuité critique par Marian Popa***

L’écriture de Gheorghe Neagu, soit-elle objective, soit-elle subjec-tive, traverse non pas seulement des techniques diégétiques, mais elleprête attention à la problématique de ses maîtres qui peuvent être I.L.Ca-ragiale, Mihail Sadoveanu, Liviu Rebreanu, Mircea Eliade, Borges et autres.Ce qui touche chez lui, c’est l’entaille de la phrase à même de suggérer lalourde»matérialité» dans une continuelle métamorphose positive ou né-gative, à l’assurance sereine du ton, le tout faisant preuve d’un prosateurbien rangé dans sa profession, arrivé, certes, à sa parfaite maturité artis-tique. La prose brève est peut-être le genre le plus difficile possible, à côtédu théâtre où peu de gens réussissent. Bien sûr, Gheorghe Neagu n’arrivepas toujours à éviter l’improvisation avec des obscurités peu convain-cantes ou des jeux que l’ironie même ne peut pas sauver, comme dans«Les Rédempteurs», où l’on place au jugement causeur des divers dieux

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—————————————————** Ion Rotaru, O istorie a literaturii române de la origini până în

prezent, Éditions Dacoromână TDC, Bucarest, 2006, pp.1160-1161/ (Unehistoire de la littérature roumaine des origines jusqu’à présent, n.t.)

*** Marian Popa, Istoria literaturii române de azi pe mâine, Édi-tions Semne, Bucarest, 2009, pp.859-860/l’Histoire de la littérature rou-maine du jour au lendemain, (. n.t.)

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et prophètes, Jésus, avec le»mensonge» de la Rédemption et «la virgi-nité» de la Sainte Vierge. Certainement, dans de pareils textes, le «ky-nisme» se dégrade, inévitablement, en «cynisme». Ou peut-être quepareille lecture serait inadéquate, «Les Rédempteurs» pouvant être la clépour la vision de l’écrivain, subtile polémique avec la couche de «basétage» de l’existence, selon les dires de Caragiale, qui, dans ce cas, signi-fie réduction vulgaire-rationnaliste au niveau du manichéisme logique, dela perspective duquel, des dogmes chrétiens tels la résurrection et la vir-ginité seraient «des absurdités» de l’esprit humain. Je me demande sicette prose ne serait-elle pas une parodie à l’adresse de certains textespostmodernistes du type des Evangheliştii (les Évangélistes, n.t.) de AlinaMungiu Pippidi.

Donc, c’est dans une autre direction qu’on doit chercher la vigueurdes proses de Gheorghe Neagu. Il a la capacité d’une fine observationpsychologique et symbolique, soutenue par une sentimentalité bien pesée,comme dans «Hamilcar», la «Poupée» ou la «Décoration». La métonymiede «la tranche de vie» tend à constituer ou à reconstituer tout un monde.Dans «Hamilcar», le déménagement d’une famille qui passe de la maisonà cour dans un «bloc», devient emblématique pour les» métamorphoses»du socialisme. Celui sacrifié est le chien Hamilcar, laissé en proie à l’agres-sion des bulldozers. L’obscurité de l’immeuble projette les gens dans unterritoire à la frontière de la matérialité brute et le fabuleux aux ingérencesextraterrestres, où la pureté de l’amour du chien, à la recherche de sesmaîtres, est écrasée brutalement. La «Décoration» est un mini-bijou d’iro-nie bien mesurée, avec beaucoup moins d’intentions cryptiques, pas tou-jours heureuses, dans certains cas. Père Anton, un vétéran de guerre, estannoncé par l’adjudant du village, à travers une invitation, de se présenterà la maison de culture de la ville pour être décoré, en honneur d’un certainnombre d’années depuis la «Libération» du joug fasciste et capitaliste. Levieillard, seul et comblé toute la nuit par des soucis, refuse de laisser àl’abandon les volailles de la cour. Mais, à l’aube, on vient le prendre à l’im-proviste dans une auto, vêtu de nouveaux habits, puis présenté à l’as-semblée solennelle à laquelle participe aussi le premier secrétaire du partiet plusieurs généraux. Père Anton est embrassé par un général, reçoit ladécoration, après quoi il se retrouve seul, affamé, sans argent pour leticket d’autobus et ne sachant où étaient ses habits à lui. Dans l’auto gare,il a la chance de tomber sur le directeur de l’école du village, qui écouteson histoire et lui paie le retour. À son éblouissement, il retrouve chez soiun «silence» parfait: il ne trouve plus ni les volailles, ni la vache, ni leporc. La seule «fortune» qu’il possède, c’est la médaille. Le soir une foistombé, il observe une grande gaîté de fête chez ses voisins. Curieux, il yva et constate l’abondance du repas. Stupéfaits, ceux-ci lui disent que le

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porc et les volailles transformés en plats étaient les siens. Ils avaient cruque, pris par l’auto «duba», il ne va plus rentrer de la prison, où l’on ame-nait tous ceux qui avaient» l’honneur» d’être emmenés par pareils véhi-cules. Le vieillard ne se fâche pas et prend part à la fête des voisins.

Au-delà l’anecdotique des faits, la prose nous introduit dans lechrono- top du monde de Gheorghe Neagu. Je l’appellerais de la «post-modernité». La réaction des voisins en est une des temps» d’apocalypse»banale, «la décoration» marquant un monde à l’envers, où «l’honneur»accordé aux faits humains est le reflet d’une «pétrification» dans desformes mortes. Les gens semblent porter avec eux une «croix» qui ne lessauve plus, car les «rédempteurs» sont maintenant ceux de la prose déjàcommentée. Tout aussi éloquent est le fragment «Le porteur de croix».Dans la postmodernité, la souffrance même est devenue inutile. Dans laville, on fait courir le bruit qu’un individu porte une croix dans les rues.On l’appelle Andrei, selon le bien connu symbole biblique. Les Hébreuxsont scandalisés, les catholiques le défendent, les orthodoxes ne s’y mê-lent pas. Les gens deviennent solidaires avec Andrei, convaincus que celui-ci porte la croix à leur place. La croix portée semble produire de l’effet surle maire. Le porteur reçoit également des présents. Certains disent qu’Andrei ferait mieux de se rendre aussi à la capitale. Mais Andrei maigrit,il est épuisé, tout de loques, de sorte qu’il s’affaisse sur le trottoir. Dès cemoment-là on l’évite, il est enlevé par la police, puis oublié. La parabolesemble puiser des échos de la légende du Grand Inquisiteur de Dos-toïevski. De toute façon, c’est quelque chose du pragmatisme des sym-boles chrétiens dégradés dans la posthumité sans rédemption.

Les gens sont devenus des fantômes empreints d’une matérialitégrossière. Ils «vivent» dans un enfer sans l’alternative du purgatoire oudu paradis. Le personnage Gheorghe («Le village»), en plein hiver, s’enva dans le village visiter ses proches parents, mais il constate que la fuméene sort d’aucune maison. Il entre dans les maisons et y trouve uniquementdes cadavres. Il emmène le chef du poste lui faire voir le malheur. Ensem-ble, ils courent environ trente maisons. Les paysans ont l’air de s’être en-tretués, sans combat, avec quelque chose à leur portée. Puis, lesinvestigateurs se dirigent vers la dernière «maison», la petite église de lalocalité, où un sacristain vieux grogne quelque chose, dans l’absence duprêtre disparu. Le sacristain croit que le coupable en est le prêtre qui, àpeine arrivé dans leur village, met trop l’accent sur la vie de l’au-delà, fai-sant l’office contre le vin et les femmes débauchées. Le cabaretier, aprèsavoir essayé de le corrompre avec trois bouteilles ventrues de vin par jour,a fait faillite. Les villageois se seraient hâtés vers la vie d’au-delà. L’en-quête du procureur suit. Le prêtre se met à la défense. En réalité, le villageavait été conquis par la «lèpre» qui ne peut être que celle communiste.

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C’est de cette perspective que l’on doit investiguer la majorité des textesde Gheorghe Neagu, depuis «La mort du grand rat» à «Orifices» ou«L’abri», proses où le naturalisme règne. Dans la dernière, la fin du mondeest provoquée par un bombardement, où un bâtiment»creva tel unmelon», «une senteur de chair grillée et de latrines remplit l’air envahipar des jurons et des cris», et le souffle d’une autre bombe fait coller unenfant à la porte en sorte que «le sang jaillit de l’épaule de Leiba», tandisque, parmi les débris, «une jambe se tortillait encore, pareillement au piedd’araignée». Et le tableau s’élargit dans les mêmes coordonnées de rarecruauté, jusqu’à ce que le protagoniste en soit suffoqué» dans ce maraisde chair pressée, sans aucun espoir».

Les valeurs littéraires mêmes s’écoulent dans une posthumité si-nistre. Le cimetière Bellu devient l’image étrange de la contorsion dans lamort. Au nouvel locataire, Călinescu, on refuse le droit de parler au sujetd’Eminescu, de Sadoveanu ou de Caragiale. Il se chamade avec Beniuc ”dans le secteur des élus de transition du peuple”. Bellu est un territoiredes conflits pour des places privilégiées par l’intermédiaire des ordon-nances d’urgence (comme il en est arrivé, d’ailleurs, autant pendant lecommunisme, que dans le postcommunisme); il est plein de “dévorateurs”des écrivains, successeurs de A.Toma et d’Ovid Chrohmălniceanu, Emi-nescu étant l’un de ceux attaqués, son caveau devenu sujet de transactionpour 20 000 ” euros”.

Ne pouvant pas anticiper les surprises que la création prochainede Gheorghe Neagu nous reserve, je pense que son imaginaire, pétri surce que l’on a appelé la catégorie de la ”posthumité”, a donné la plusconcentrée et la plus originale contribution à la diversité du paysage de laprose roumaine contemporaine.

Theodor Codreanu

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L’hôte Elle s’amenait timide, sans oser s’approcher de trop. Je ne pouvais

pas trop distinguer son visage. Son allure seule me semblait connue. Ilglissait le long de la vieille haie, évitant, pieds nus, les marais laissés parles pluies récentes, plongeant l’ombre de son corps dans les vapeurs dela terre soudainement rafraîchie. Il traînait quelque chose, une corde pa-raissait-il ou une verge toute bonne à faire couper les têtes des chardonsdu pâturage communal, comme à des ennemis invisibles qui avaient faitrelever leurs êtres par là. On le voyait de loin, il avait peur des chiens. Lachemisette était enfoncée derrière la ceinture du pantalon trop court etles cheveux pendaient en broussailles au-dessus de sa tête grande etronde telle un melon d’eau. Elle s’amenait difficilement, comme en s’éton-nant à chaque pas fait en ma direction. Si j’avais aperçu son visage j’auraispu y déchiffrer l’étonnement d’avoir osé m’approcher de nouveau, commemaintes fois auparavant.

Il y avait dans son sein des fruits recelés ou des livres (dont il étaitle seul connaisseur) et lorsque sa main était arrachée par la corde étendueet longue, sa poitrine s’ébattait inquiète, prête à faire s’échapper le secretcaché avec (tant de) soin. C’est alors que l’on saisissait le mouvement del’autre main, bondie à l’aide de la chemisette, comme en interdisant auxyeux plus curieux de pénétrer au-delà de ce qui convenait à être vu. Etlorsque la fontaine à roue était apparue sur sa voie, je l’avais aperçu libé-rer son bras de la corde qu’il attacha à la haie et, tout en s’efforçant, com-mencer à décrire, des bras, le mouvement circulaire d’enroulement de lachaîne sur le moyeu de la roue, en faisant venir, du tréfonds de la terre,la fraîcheur liquide entre les revêtements des parois en pierre envahiespar la mousse spongieuse et verdie par l’écoulement du temps. Dans lecreux de ses mains, il a pris l’eau dont il s’est rafraîchi le visage enflammé,en pouffant bruyamment tel un poulain folâtre et impatient. Ensuite, dansun rituel à peine approprié, je l’ai vu dénouer la corde, tirer de toutes sesforces, pour faire approcher le lent animal du sceau rempli, en l’alléchantpar de doux propos pour humer l’eau qui y restait. J’ai essayé alors de

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mieux saisir qui est au service de qui, avec tant de ferveur. La vache attachée à la corde à l’enfant ou l’enfant à mon souve-

nir.Je ne me demandais plus qui s’amenait vers moi. Je le savais.

C’était mon enfance. Et moi, l’homme d’aujourd’hui, j’étais prêt à l’accueil-lir bras chargés de dor* et d’envoûtantes attentes.

– Bon anniversaire ! lui ai-je dit en lui baisant les joues comme auplus cher accomplissement.

Elle ne m’a pas répondu. Elle est restée silencieuse, enflamméesur ma poitrine, en pénétrant mon être, en me rendant joyeux pour n’avoirpas trop vieilli, puisque j’étais rempli par l’enfance. Je l’ai laissée saisirmon âme, en faisant un avec mon cœur et je suis parti en sautant àcloche-pied.

Des visages maussades souriaient malicieusement en me regar-dant de travers.

Combien d’eux me connaissaient encore ? Ceux de mon âgeavaient vieilli, moi non plus, je ne les connaissais plus, les jeunes avaientgrandi à ma suite, seule ma mère les connaissaient à fond. De temps àautre elle me disait avec amertume:

– Mais toi, seul, mon garçon, toujours seul ? Tu t’es lié à tes pa-perasses, ton temps passe avec elles, et moi, je m’en irai bientôt et jevoudrais te caresser encore la tête

– Ma bonne mère, et si je te disais que c’est ma façon de préservertoute mon enfance en moi, et celle des autres qui ne savent plus la garder,me croyais-tu ?

Que savez-vous… qu’est-ce que l’enfance et combien je suis jeune,voulais-je leur dire. Mais je ne l’ai pas fait et j’ai regretté de les avoir laissésembarrassés. J’avais du mal à cause de mon impuissance de les aider etje les compatissais pour ce qu’ils avaient perdu, peut-être pour toujours.

C’est pourquoi je regarde attentivement autour de moi, en atten-dant rencontrer mon enfance et en me réjouissant lorsque les autres lefont à mon côté, à ce que je vois.

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—————————————————* mot qu’on ne peut traduire exactement en aucune langue; cor-

respondant en français du mot «envie»

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AlexandraLe coup de fil de l’inconnu l’a intriguée. Ensuite, pendant que

l’homme parlait sans lui laisser au moins le répit d’une question, l’inquié-tude se substitua à la surprise. Tout semblait bien établi dès le début.C’était comme une décision toute prête. Elle ne réussit à prononcer quele»non» et le»oui» final que cette voix-là qui inspirait tranquillité etconfiance disparut, tout aussi brusquement qu’elle apparut. Sa main trem-blait légèrement lorsqu’elle raccrocha. Mais non pas à cause d’effroi, bienque l’endroit choisi fût un peu étrange. À la Fontaine Rouge, dans le jardinpublic du faubourg. Alexandra n’était pas courageuse. Elle avait pris la dé-cision du moment où elle avait fait publier son numéro de téléphone à larubrique des annonces matrimoniales.

Ce n’est que 15,30 heures, elle a tout le temps jusqu’à 18 heures.Elle fait bouillir un café tandis qu’elle imagine un tri des vêtements, lesplus convenables. La voix calme et maîtrisée qu’elle avait entendue impo-sait une tenue décente. Elle sourit au-dessus des vapeurs du café. Un motsurgit dans sa mémoire, comme si volontiers, elle se laissait connaître,elle s’offrait. Mais la décence n’a rien à faire avec un pareil geste, se dit-elle, en secouant le corps tendu. Elle se décide pour le costume bleu-marin, blouse blanche, souliers noirs, un mince bracelet en argent, un peude rouge aux lèvres, un peu de couleur sur les joues. Elle l’efface ensuite,mais pas tout à fait. Elle arrive dix minutes à l’avance. Pénibles minutesd’attente dans l’allée désertique. Elle n’avait pas de choix. Les autobuspoursuivent leur programme non pas les envies des passagers. Elle sesentait à découvert, comme si on la regardait de tous côtés. La voix pou-vait s’y tenir quelque part, en l’observant, tel qu’elle aurait aimé le faire sielle avait eu un endroit où se cacher. Dans l’autobus, elle avait essayé dele découvrir. Il n’y était pas. Certes, il aurait pu prendre un autre moyende transport. Ou il aurait pu être déjà sur place.

Ses pas la menaient lentement dans les allées du jardin public.Les tilleuls avaient fleuri. L’herbe était haute et propre, telle ses vêtements.Elle sortit la poudrière de son sac à main. Retoucha de nouveau la pâleur

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du visage, rendue plus aigue par l’émotion de l’attente. Elle se fit des re-proches, puis des excuses. Elle se dit que c’était mieux qu’elle le vît lapremière et si cela lui dit…Sinon, elle n’avait qu’à ne pas paraître. L’alléede la Fontaine Rouge était désertique, mais elle pouvait tout aussi bienêtre animée par les citadins qui se promenaient, soit en auto, soit à toutautre moyen qui leur permît de se retrouver le plus rapidement possibleau beau milieu du jardin public. Il ventait légèrement, en faisant bruireles feuillages, et flotter des parfums inimitables.

Un bruit de pas annonça une paire déchaînée, s’amusant des rienschuchotés. Le bus de retour allait arriver dans trois quarts d’heure. Etalors ? Les annonces matrimoniales ont leurs surprises à elles.

Elle sursauta soudainement. Dans l’allée large, au loin, la si-lhouette d’un homme solitaire se détacha du fond vert des arbres. Elles’efforçait de se tenir calme, malgré l’étrangeté de la situation.

Un homme, haut de taille, sans âge, s’amenait lentement, commeà la promenade, la main gauche dans sa poche. Sa main droite saisissaitnégligemment un livre. Son regard se dirigeait, de temps à autre, vers leciel, au-dessus les arbres. L’insouciance dont il se déplaçait n’avait rien dela tenue d’un homme qui se hâtait à un rendez-vous. Alexandra se surpritfaire des aller-retour, hantée par quelque chose qui se serait trouvé justederrière l’homme qui venait vers elle. Ils passent l’un à côté de l’autre,sans se regarder et leurs pas se perdent au loin. Elle ne tourne même pasla tête. C’était lui ? Non. Certes, non. Bien que….Ses pas se sont éloignésdavantage et de plus en plus vite vers l’autre bout de l’allée, vers la fon-taine. Le bruit des pas de l’homme se perdit dans le bruissement des ar-bres. Alexandra demeura interdite, déçue, désespérée.

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Tudor avait lu les annonces matrimoniales, tel un homme rassasiéqui jette un coup d’œil sur le menu d’un restaurant oublié du monde.»Dame célibataire, pudique, désire la compagnie d’un homme». Ce qui l’in-trigua, ce fut la précision «pudique». Il n’avait jamais de sa vie rencontréla formulation de cette qualité humaine dans une annonce, soit-elle ma-trimoniale. Tudor continua sa lecture de la page littéraire. Il tressaillit enlisant le titre:»Un nouveau roman de Tudor Mărăscu”. C’était son nom,mais il ne savait rien au sujet de la parution d’un nouveau roman qui luiappartienne. Des années s’étaient écoulées depuis qu’il n’avait plus remisquelque manuscrit que ce soit. Il n’en avait pas eu le temps, d’ailleurs.Mais l’article faisait clairement apprendre que lui, Tudor Mărăscu, avait faitpublier un nouveau roman, dont l’action ”s’inspirait de la réalité immé-diate, en manifestant un esprit vif”etc. Son embarras augmentait à mesure

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que l’article se donnait la peine de mettre en évidence les qualités parti-culières du nouveau roman.

Confus, il donna un coup de fil à la rédaction du journal. Il n’ytrouva personne à même de donner une réponse satisfaisante. Furieux, ilpartit vers la rédaction. Chemin faisant, il aperçut, dans la devanture dela librairie du centre-ville, le livre qui ne lui appartenait pas. Il s’en empara.Impatient, il le feuilletta tout en marchant, heurtant les passants empres-sés.

Son inquiètude s’agrandit davantage lorsqu’il constata qu’aucunephrase des pages feuilletées ne lui appartenait. Il était entré dans le jardinpublic, butant contre la bordure de l’allée principale. Il referma, mécon-tent, le livre, en se précipitant vers la Fontaine Rouge, répétant dans sapensée, les phrases qu’il allait prononcer au siège de la rédaction. Il nevoyait rien ni personne.

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Sur le tard, Tudor arriva à la rédaction. Le reporter lui fit voir, cal-mement, le roman, invoqué par Tudor, tout furieux. ” C’est une simplecoïncidence” tira la conclusion le reporter. ” Personnellement, je ne connaispas l’auteur. Pourquoi n’allez-vous pas à la maison d’Éditions?” Tudor de-vint, tout à coup, tranquille.” Oui, vraiment, pourquoi n’était-il pas allé àla Maison d’Éditions?” D’un pas ferme, il entra dans le bureau du rédacteurdu livre. Celui-ci s’en souvint par hasard. Oui. Il connaissait bien l’auteurdu roman. Plus précisément, l’auteure.”. Comment ça, l’auteure?”, s’enétonna Tudor. ” Oui, l’auteure. J’ai son numéro de téléphone. Elle publiesous le pseudonyme, Tudor Mărăscu” précisa le rédacteur.

Tudor nota machinalement le numéro, décidé de lui donner uncoup de fil.” Pourquoi avait-elle choisi juste son nom?” Et, chose étrange,le numéro ne lui etait pas inconnu. Il essaya de se rappeler où l’avait-ilappris, mais il y renonça.

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Alexandra s’assit à la fenêtre ouverte, le regard perdu au loin.L’échec d’aujourd’hui la fit sentir la vanité de la vie. Elle s’était bêtemententhousiasmée pour le premier succès de presse. C’était le deuxièmeroman mais elle n’avait pas cru en son succès. À quoi bon à présent? Seuleavec ses romans. Mais sa vie, sa vie à elle…

Le téléphone sonna longuement. La sonnerie la fit se décider. Non.Elle n’avait plus la force se supporter la solitude…

Et maintenant ce dimanche désertique, gaspillé dans une tasse de

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café et une cigarette. Pourtant, il faut que je fasse quelque chose. Elles’habilla soigneusement, comme endimanchée, et partit sans un but pré-cis, se mêlant aux autres. Elle allait d’un pas pressé comme si elle avaiteu quelque dessein. Elles traversa les librairies, par le seul plaisir de sentirl’odeur des livres. Elle ne put pas le reconnaître dès le début. La couver-ture lui était inconnue. Le seul nom de l’auteur et le titre…La vie allait sontrain. Les journées passaient sans qu’elle s’en rende compte. Elle était oc-cupée à écouter, à regarder et à se rendre chez elle, chargée comme sielle avait porté des jouets et des bonbons. Il est passé…Combien detemps? Elle n’en savait pas, elle n’avait pas eu le répit de le constater. Elleavait lié le manuscrit, lui avait donné un nom inconnu, l’avait remis entant que simple intermédiaire et avait attendu. Les premiers jours sont fa-cilement passés. Elle n’avait pas l’expérience, elle ne savait pas, qui s’oc-cupait du manuscrit et combien cela durait, jusqu’à ce qu’elle reçoive uneréponse. Mais, la réponse, elle n’allait pas la recevoir même si elle avaitemployé le nom d’un auteur qui devait devenir un espoir de la littérature,mais qui était disparu tout aussi mystérieusement qu’il était apparu. Plusle temps s’écoulait, plus elle se rendait compte de l’embarras dans lequelelle serait entrée.

Et s’il paraît…Serait-ce le nom célèbre de l’auteur qui allait lui as-surer le succès?!

Pour se faire du courage ou pour se vanger contre soi-même, elleavait fait publier son nom à la rubrique d’annonces matrimoniales.

Dimanche matin, matin d’été au soleil rouge présageant une jour-née de promenades dans la nature, de bains de soleil, de rôti grillé, debière, de blagues, d’une ribambelle sautillant dans l’eau des rivières et deparents soucieux pour la fraîcheur de l’eau.

Les quelques assiettes salées sur la cuvette procurent à Alexandrale sentiment qu’elle a encore des choses à faire. Puis le café de dimanche,et la cigarette. Les autobus chargés montent vers la forêt. La cigaretten’a aucune saveur, le café n’a pas de sens, le jour où l’on n’est pas obligéde partir au travail. Mais c’est comme ça que commence toute journée.Le temps qu’elle avait travaillé elle avait oublié d’elle-même. Au début,elle a eu l’impression qu’elle pouvait. Ensuite, elle a eu honte de son au-dace. Ça n’allait pas du tout. Son dialogue avec elle-même était ironique.Cela non plus, tu ne le peux pas, tu n’as rien pu. Tu n’as jamais osé,Alexandra. Tu as toujours cru que tu le pouvais, tu as tant de fois cru quetu étais au-dessus de toi- même et tu t’es ainsi promenée à travers ta vie,elle est passée devant. Un peu de courage. Tu n’as rien fait jusqu’à pré-sent, puisque la peur de manquer te suffoquait. Si tu avais la force desubir la défaite, tu apprendrais son goût. Il ne serait pas meilleur, mais tuaurais appris quelque chose de nouveau et c’est, de toute façon, quelque

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chose d’autre que rien. Ce fut le début. Sur le tard, mais pas si tard qu’ellen’ait plus le temps, le coup de fil.

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Ce n’est que lorsqu’il forma le numéro de téléphone qu’il se sou-vint. C’était le numéro de téléphone de la femme qui avait fait passer l’an-nonce de ”pudique”. Curieux, Tudor insista. Vainement. Personne n’yrépondait. “Elle ne serait pas chez elle”, se disait-il, en se proposant d’yrevenir. Il la chercha toute la journée. Le soir, de même. Jusqu’à minuit.Aucune réponse. Le lendemain, avant que l’aube envahisse la ville, il sonnaà son appartement; personne n’y répondit. Il y revint, l’après-midi même.Il sonna longuement. Personne n’y repondit. Il était fatigué. Le lendemain,lorsqu’il donna le coup de fil, une voix d’homme lui répondit. “Qui est-ce?”entendit-on à l’autre bout du fil. Tudor se présenta. ”Je suis le capitaineSkrobotovici. Nous vous prions de venir chez nous”, dit la voix, sèchement,de manière autoritaire.

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Je fume beaucoup. Je bois beaucoup de café. Quelque chose neva pas. Pas de la tête, bien que même de ce côté-ci…il n’y ait plus d’ordre.Je n’ai jamais senti jusqu’à présent mon coeur. Maintenant, il flotte, telun papillon. Et ma main tremble aussi. J’étais forte. Du point de vue phy-sique, je peux dire- c’est, paraît-il, la phrase que je plaçais avant touteschoses. Je ne veux pas y renoncer. Je me sens comme une ombre quicourt à ma poursuite. Je me veux, de nouveau, recueillie, placée dans lalumière du jour et dans le rêve de la nuit. Que je sépare le jour de la nuit,que je demeure d’un pas sur place, pour que je m’attrape moi- même.J’erre, et le blasphème, c’est la feuille blanche. Une, deux, dix, centblanches, blanches nuits et jours pleins de feuilles blanches. Chaque jourpassé au-dessus la feuille blanche, non pas de ceux-là, achevés commepar un somnambule. Des gestes répétés mécaniquement, sans initiative.Chaque heure qui passe amasse un autre centimètre de blanc. Je ne peuxpas y renoncer. Moi ou elle. Jusqu’à ce que je devienne moi- même unefeuille blanche, blanche…

Répète, Alexandra. Dès le début. Plusieurs fois. Aie le courage, etn’oublie pas d’écrire à la fin, lorsque tu crois en avoir fini, ALEXANDRA.

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Tudor arriva presque tout de suite. Devant l’immeuble, la voiture

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de la procurature, l’ambulance, la milice…et une foule de gens. Dans l’ap-partement les flachs des criminalistes éclataient. Sur le lit intact, immobileà jamais, c’était ELLE qui gisait. Tudor l’observa abasourdi. Il alluma unecigarette. Ses mains tremblaient. “ Par quel miracle avez-vous le mêmenom que son nom d’auteure?”, demanda le capitaine. Devant tant deconfusion, l’officier lui tendit une feuille de papier. ” Je lègue tout à l’écoledu village où je suis née. Je lègue le buste en plâtre à l’homme avec lequelj’avais rendez-vous aujourd’hui. Je ne le connais pas et je regrette de nel’avoir pas fait s’arrêter, puisque je soupçonne son allure. Je l’ai vu dansl’allée de la Fontaine Rouge. S’il va me chercher je le prie de me pardon-ner. La pudeur m’avait empêché de le faire s’arrêter. Mon pseudonymeporte en lui le prénom de mon frère Tudor, et Mărăscu, cela vient del’amertume de la solitude dans laquelle j’ai passé ma vie. Pardonnez-moi,vous tous. Alexandra”

- C’est moi, Celui-là, brédoilla presque à son insu, Tudor. Moi, rienque moi. L’officier se hâta de le tempérer.

- Vous n’en avez aucune faute. Il est bien clair qu’elle s’est suicidéeet le buste vous appartient, précisa lapidairement l’homme de la loi.

Sur le très tard, il s’en alla. Il portait aux bras le buste. Le visageétait identique à celui entre les draps chifonnés. Tout aussi blanc, toutaussi immobile.

Tudor le posa soigneusement sur la table de travail. De ses yeuxs‘écoulaient légèrement des “nuages de tempête”.

La machine à taper l’attendait soumise. Une feuille blanche, puisune autre…Blanche comme le plâtre qui le regardait sec et froid, jusqu’àce que la main s’endorme sur le blanc infini des feuilles de papier.

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Le porteur de croixAppuyée contre son épaule, la croix se laissait traîner en haut et

en bas de la rue, en égratignant l’asphalte.Le grincement du frottement faisait arrêter les passants, ombres

statuaires, tels les apparitions encombrant les troittoirs dans un horriblemutisme difforme. Journellement, le porteur de croix traînait ses jambeset ne s’arrêtait que devant une canette d’eau ou un morceau de pain, ten-dus avec pitié et peur par les commerçants dont les devantures donnaientsur le pavé des trottoirs.

Et le jour où une parade se donnait des airs au centre ville et queles gens se demandaient qu’allait-il se produire, qu’allait-il s’y passer, legrincement de la croix traînée avec beaucoup de zèle, se fit place parmiceux qui étaient venus montrer les vertus de parade.

Même les soldats avaient fait de place à celui qui portait sa croix,tout en se regroupant derrière lui. L’épaule égratignée jaillissait des chif-fons, toujours propres, qui couvraient la nudité du corps. Les pieds nus,vésiculés par l’ardeur de la rue, semblaient ne pas saisir la rugosité dupoix parsemé de petits cailloux ardents.

Les talons étaient juteux, et les doigts avaient de légères suppu-rations entre eux.

“Le fou passe…” murmuraient les parents envers les enfants qu’ilstenaient dans leurs bras, d’un côté et de l’autre de la rue.

“Le fou passe…”, murmuraient aussi les vendeurs des deux trot-toirs, dressant l’oreille à l’attente du grincement du bois sur l’asphalte.

“Le fou passe…” se sont dit également les organisateurs de la pa-rade, grinçant leurs dents de peur qu’on ne leur gâche pas la parade. Ilsn’auraient pas su dire, pour de vrai, qu’aurait-on pu encore compromettre,ni s’il y en avait encore des choses compromettantes.

Que quelqu’un parmi eux eût essayé d’expliquer le reste du pas-sage du porteur de croix à travers eux, on n’aurait pas trouvé la réponse.

Les Hébreux mêmes ne l’avaient pas trouvée non plus, lorsqu’ilss’étaient donné la peine de saisir le secret de l’apparition. ”Blasphémie,

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blasphémie! Criaient les rabbins dans les salles du tribunal où ils l’avaientdéféré à la justice. Quoi, il s’imagine être un nouveau Jésus?” argumen-taient-ils devant les juges.” Celui-ci n’est pas le Messie que nous atten-dons” chuchotaient-ils, à la tombée du soir, aux enfants rentrés desservices divins, chargés des sermons du rabbin.

Les Catholiques ne se laissèrent, eux non plus, en-dessous, ets’érigèrent d’une certaine manière, en défenseurs du proscrit.” Que lui envoulez-vous?! Le crucifier tel Jésus?” avaient-ils déclamé en avocat: En finde compte, le processus est ajourné comme on en avait l’habitude de cesendroits-là. Les Orthodoxes se tiennent à l’écart. Ils considéraient le por-teur de croix comme s’il avait été l’ancêtre des chrétiens. Ils l’avaientnommé André et c’est ainsi que son nom est resté. C’étaient toujours euxqui lui donnaient une goutte d’eau ou un morceau de pain. Il portait lacroix publiquement, à leur place. Jour après jour, sans cesse. André portaitsa croix soit pour eux, soit pour lui-même. Qui aurait su le dire?

Il ne regardait ni à gauche, ni à droite, ni en haut. Rien que l’as-phalte inerte et opaque, comme s’il avait voulu s’y fondre. Mais lorsqu’ilsavaient cherché voir s’il n’avait par hasard volé la croix, ils avaient décou-vert avec stupeur, que le prêtre orthodoxe l’avait rejetée à l’entrée de laville, sans maître. Le prêtre l’y avait oubliée, après l’avoir remplacée avecune autre, en marbre. C’est ainsi qu’il s’imaginait la croix des martyrs,pour lesquels on avait fait dresser la croix en bois. Je me suis même réjouià l’idée que ce fût un chrétien qui s’en soit emparé…”Car c’en est un chré-tien, n’est-ce pas?” disait-il quequefois comme s’il avait voulu se rendrejustice tout seul.

En dépit des murmures des uns ou des autres, André continuaitson chemin avec une ténacité à envier. Certains avaient même commencéà voir quelques changements dans la vie de tous et chacun.

Le maire sembla plus rapproché des douleurs de la ville. Lesconseillers de même. Il y avaient même des voix qui auraient pu jurerpour le revenu des gens d’affaires. Des voix, des voix, des voix…

La seule certitude était le cheminement de la croix par le centre-ville, chaque jour, soit-il pluie, soit-il vent, dès le début du printempsjusqu’à la mi été, lorsque les changements étaient plus saisissables. C’estpeut-être pourquoi les dons des chrétiens envers le porteur de croixs’étaient multipliés. André commença même à prendre du poids. Et la plaiedu cou à suppurer. La croix lui sembla plus lourde, les mouvements pluslents, et le corps plus enfoncé dans les cuisses fatiguées.

“Ce serait mieux qu’il porte la croix par la capitale…”dit, peiné, l’undes chrétiens offensé par quelque injustice. Sa parole n’a pas eu trop ra-pidement de prise. Les gens s’étaient habitués à André, semblait-il, et, s’ilavait décidé de se rendre chez les gens du pouvoir, ils n’en auraient pas

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su. Rien qu’à trop d’habitude, ils commencèrent à le négliger. On lui don-nait rarement quelque morceau de pain ou une canette d’eau. ”Qu’il s’enserve seul” dit un beau jour l’un des commerçants qui n’avait pas eu tropcure, jusqu’alors non plus. Et ce fut toujours lui à l’encourager:”Pourquoine vas-tu pas chez les gouverneurs, André? Ils vont peut-être nous fairede meilleures lois s’ils te voient chaque jour!” Même mutisme. Il ne ré-pondait pas, même lorsqu’il recevait quelque chose, en agaçant ses bien-faiteurs. Les dons peu nombreux ramenèrent André aux dimensionsinitiales. Les épaules s’aiguisèrent. Les loques, blanchies par l’ardeur deplus en plus aiguë du soleil, flottaient sur son corps affaibli. Les dissen-sions religieuses cessèrent. L’indifférence générale couvrait d’un jour àl’autre le corps toujours moins soigné et plus épuisé. Et, bien que le poidsde la croix ne fût pas comme au début, et bien que le tronc qui traînaitsur l’asphalte raboteux devînt plus court, et que la croix se fût séchée,André se sentait toujours plus affaibli. L’endroit où le bois se joignait devinttoujours plus noirci, puisque c’était là qu’il blotissait son cou chaque foisque le chemin de la croix commençait ou finissait. Étourdi par la faim etla soif, André se retrouva un jour terrassé, au beau milieu de la rue. Lacroix le recouvrit, telle une douce dalle, agréable, en faisant coller sa jouecontre l’asphalte échauffé. C’était pour la première fois qu’un pareil sen-timent éveillait dans son corps une ardeur inconnue. Et, si jusqu’à ce mo-ment-là les plantes des pieds vésiculés n’avaient pas senti la chaleur dupoix, à présent elles brûlaient, faisant monter dans le corps l’insupportableflamme. Les larmes ne l’appaisaient pas, pour qu’il puisse se relever. Ilaurait voulu continuer à porter, de nouveau, sa croix. Vainement. Immo-bilisé sous la croix, évité par les voitures, il intrigua tous ses anciens bien-faiteurs qui observaient son impuissance, bien irrités. Cela d’autant plusque les passants biaisaient l’endroit respectif et n’entraient plus dans lemagasin.

“Hé! Jette dessus un sceau d’eau!” entendit-on, derrière une de-vanture, la voix d’un individu furieux.”Tu vas peut-être t’en détacher…” luilança un autre, après avoir versé le sceau sur le corps calé. Les troittoirsétaient devenus de plus en plus désertiques. De quelque part, un équipagede police, accompagné par une ambulance, s’approcha, silencieusement.On n’entendait aucune sirène,comme s’ils s’étaient cachés pour avoir ré-pondu aux appels téléphoniques donnés par de nombreux anonymes. Ilsl’ont soulevé. Tout d’abord la croix difficile à enlever du cou, qui y avaittrouvé abri pendant si longtemps, puis le corps. La voiture de la polices’en alla. Les portières de l’auto, ouvertes, laissaient voir les bras de lacroix. La voiture de l’ambulance avait complètement caché André. Puis,lorsque la foule se mit en marche et que les derniers rayons du soleil s’ef-facèrent dans la flaque qui sèchait sur l’asphalte encore brûlant, la vie re-

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devint ce qu’elle était depuis toujours. Le temps s’affaiblissait par dessustoutes choses, jusqu’à ce que l’esprit des gens cessât de saisir qu’il y aiteu jamais quelque porteur de croix.

“Mais est-ce qu’il s’appelait André?”, entendit-on, de temps àautre, le doute flotter dans l’air, jusqu’à ce qu’il fût tari entre les murs dela ville.

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HamilcarLe poids-lourd s’arrêta devant la maison. Le soleil montait dans le

ciel depuis quelques heures et c’était toujours depuis lors que les loca-taires s’agitaient dans la cour. Ils avaient sorti le meuble, les tapis, leslinges, la vaisselle et tout ce qui avait représenté leur existence. Lorsquela voiture fit se taire son moteur, ils se lancèrent, chacun de son côté,charger leurs biens dans la carrosserie.

– Arrêtez-vous! leur dit le chauffeur. Les gens s’arrêtèrent interdits.Ils posèrent les objets empoignés, attendant. On ne pouvait pas chargersans dessus-dessous.

Ils montèrent, calmes, en s’asseyant au hasard. Certains dans lacabine, d’autres dans la carrosserie.

– Un moment! cria derrière la cabine un homme qui semblait êtrele chef de la famille. Il enfourcha le battant avec des gestes fatigués. Ils’en alla au fond de la cour. Le chien sortit de la cage peinte de vert, enfrétillant.

La chaîne l’empêchait de sauter, et de jouer comme il en avait l’ha-bitude. Sans prêter attention à son impatience ludique, l’homme défit lecolier, en le libérant. Le chien déguerpit frissonnant par la liberté.

L’homme monta dans le camion, en soupirant et en évitant de leregarder. Le camion demarra.

Resté seul, le chien se lança à sa poursuite, pris par la même enviede jouer. Le vacarme de la rue le fit arrêter. Desemparé, il revint dans lacour. Il se dirigea vers l’écuelle remplie de lait et de pain. Il en happa àson soûl, comme il ne l’avait jamais fait jusqu’alors. Après quoi, il s’étenditsur les marches de l’entrée, chauffées par le soleil, comme à l’accoutumé,le long des années. La tombée du soir le surprit sommeiller. Il s’endormitpour de bon, une fois la nuit tombée.

Le matin, il acheva les derniers morceaux de pain, et lècha dansla flaque au-dessus le robinet d’eau, deux-trois fois. Le bruit de la rueétait, ce matin-là, plus persistant que d’habitude. Devant la porte de lamaison, s’étaient arrêtés un bulldozer et un excavateur géant. Quelques

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hommes, vêtus de sarraux, entrèrent, empressés. Le chien se lança verseux, aboyant furieux, sans réussir à les effrayer. Les hommes étaient àleur peine.

Furieux, le chien continuait à attaquer leurs jambes, jusqu’à ceque l’un d’eux lui frappât les côtes d’une pelle. Il se retira, tout en jappant,vers sa cage. Le bulldozer enfonça sa lame dans la clôture en bois, frayantson chemin. L’excavateur à sa suite.

Puis, les hommes montèrent sur la maison, en examiner le toit.– C’est bon à rien, dit l’un d’eux en faisant signe au bulldozer de

s’avancer. La lame levée, le bulldozer mordit aux murs vieillis par le temps,

en les faisant s’écrouler.Des craquements sourds se faisaient entendre dans l’air échauffé.Le toit s’inclina tout d’abord, pour ensuite crouler pour de bon.

Quelques tziganes, les charretes toutes préparées, se lancèrent ramasserle bois parmi les débris écrasés dans le plâtras de la cour. Le chien les re-gardait, hébété. Il n’aurait jamais imaginé voir pareille chose, sans qu’ilpuisse défendre la cour, la maison et se tenir à l’écart.

Il aurait voulu s’élancer, mais la peur le retenait lorsqu’il voyait lesmachoires métaliques ébranler la maison des assises. Les tziganes deve-naient plus nombreux, à vue d’oeil.

Le bulldozer se dirigea vers la maison voisine, tout en les igno-rant.

Il passa par la clôture, avec la meme légéreté, poursuivi par l’ex-cavateur qui s’empressait de charger les voitures, qui arrivaient sans arrêtde la rue avoisinante.

Chemin faisant, il écrasa de ses chenilles une cage. Le chien eutà peine le temps de sauter et s’en aller quelque part, dans la ville, tout enjappant.

vvv

Monsieur Georgescu se montra au cadre de la fenêtre.Il n’avaitpas vu la lumière, mais les aboiements des chiens l’avaient réveillé.

Il eut le temps d’apercevoir les voisins du rez-de-chaussée ouvrirla fenêtre et il aperçut également un chien se glisser dans leur immeuble.

– Mon Dieu, dit-il, en se signant, les chiens vont nous attaquer. Ileut à peine fait le signe de la croix qu’il vit quelque chose d’éclatant passersur le trottoir.

Cela n’avait pas l’air d’un vehicule, car il ne produisait aucun bruit.Un seul éclat étrange dans la nuit, rien que ça.

Il demeura les regards pointés dans l’obscurité, attendant. Sou-

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dain, des irisations bizarres contournèrent l’étrange objet d’où sortaientquelques silhouettes mouvantes. Il les poursuivit craintif et curieux. Il lesvit disparaître parmi les ruines et les creusements du chemin de vis-à-vis.Le plâtre avait été enlevé, mais les caves et les endroits des maisons yrestaient écroulés.

Ils étaient disparus à l’intérieur de l’une d’elles.Il aurait voulu y aller voir, mais la peur le cloua sur place. Il atten-

dit. Peu de temps après, les éclats réapparurent. Ils tournaient tantôt d’uncôté, tantôt de l’autre, comme s’ils avaient cherché quelque chose. Puisils s’approchèrent de leur immeuble. Quelque chose comme la lumièred’un cierge se fit voir au rez-de-chaussée. Puis son intensité s’accrutjusqu’à ce qu’elle devînt tout aussi forte que celle d’une ampoule élec-trique.

“Le courant éléctrique est en ligne” se dit-il, en se lançant vers lecommutateur. Vainement, il n’y était pas.

Il s’assit à sa fenêtre, observer. La lumière au rez-de-chausséeétaiet tout aussi forte.

Les silhouettes se mouvaient en projettant des ombres bizarressur les murs de l’escalier. Elles ressemblaient à des êtres aux têtesénormes et une sorte de petites cornes pointues au-dessus la tête. Lesépaules, dans la semi-obscurité, laissaient supposer l’existence dequelques manteaux. Ce n’était que des ombres mouvantes et il ne pouvaitpas se rendre compte qu’y avait-il pour de vrai.

vvv

La lumière s’accrut peu à peu dans la noirceur de la nuit, commesi un rhéostat aurait réglé son intensité jusqu’à des éclats éblouissants.

Hamilcar avait poursuivi l’odeur pour se retrouver devant l’immeu-ble. Le chien s’éleva sur les pattes de devant, puis ne pouvant plus sup-porter tant de lumière, cacha son museau sous les marches lavées par leruisselement impitoyable des pluies.

Puis, brusquement, une étrange chaleur perça sa fourrure en pé-nétrant jusqu’aux tréfonds de son corps. Il jappa et s’enfonça davantagesous les marches en pierre.

D’autres jappements se firent entendre dans tout le quartier ba-layé tout à coup par tant de lumière. Des étincelles bizarres craquèrentdans l’air, s’écoulant le long des piliers en béton. Puis tout retomba dansl’obscurité du début. Seuls les hurlements des chiens éparpillés, sans mai-sons, dans le quartier démolé, se firent entendre tout aussi fort.

Quelques fenêtres s’ouvrirent, comme des orbites aveugles, dansla nuit. Les locataires qui avaient récemment deménagé dans les nou-

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veaux immeubles, réveillés par le brouhaha canin, essayaient de percerl’obscurité. Certains avaient longuement sifflé, d’autres avaient hué, maissans resultat. On entendit une voix de femme dans la nuit, depuis l’endroitoù Hamilcar s’était abrité, au rez-de-chaussée de l’immeuble.

– Que ferait-il, notre Hamilcar?Le chien reconnut la voix de la femme de son maître. Il s’en ré-

jouit. Il les cherchait depuis deux jours et maintenant il les avait trouvés.Il sortit furtivement du dessous les marches, pénétra dans l’im-

meuble par la porte d’entrée et commença à égratigner la porte à laquelledes senteurs des plats connus lui rappelaient ses maîtres. La porte s’ouvrit,et à son seuil, l’homme et le maître de la maison se présenta, un ciergeà la main.»Est-ce qu’il va me recevoir ?», se demanda le chien en reculantun petit peu du tapis devant la porte.

– Venez voir, dit Georgescu, en ouvrant largement la porte, à ceuxdu dedans…

– Hamilcar, notre Hamilcar, dit l’homme s’élançant pour saisir satête entre ses bras. Le chien sauta vers sa poitrine, gai.

Il entra dans la maison éclairée par le seul cierge allumé. Il reçutvolontiers le pain et le lait versé dans une écuelle émaillée. Il mangea sou-cieux et apeuré de crainte de ne pas être chassé, hâppant tout. Ils le re-gardèrent.

La porte se referma derrière lui, et il resta dedans, jappant dou-cement, content.

La femme avait les yeux en larmes.

vvv

Monsieur Georgescu regardait, avec avidité, les ombres étrangesqui se dessinaient à travers les fenêtres du rez-de-chaussée.

Il décida qu’il était bon de descendre. Dans l’immeuble, tout lemonde dormait. Aucun bruit ne troublait pas le silence qui s’était installédans tout le quartier. Les chiens avaient cessé leur tohu-bohu, le courantélectrique manquait toujours, il empoigna donc la lanterne oubliant qu’iln’y avait plus depuis longtemps des batteries. Il la jeta furieux.

Le bruit du heurt s’était répandu, dans un bizarre entrelacementavec l’espace, dans tout l’immeuble, comme s’il avait tiré un feu de pisto-let. Il s’en effraya. L’effroi fit diminuer son élan initial, et le désir d’appren-dre ce qui se passait au rez-de-chaussée lui disparut presqu’entièrement.«À quoi bon ? chacun ses soucis» se dit-il, en s’assayant sur un fauteuil.Celui-ci grinça longuement, en lui donnant le frisson. Il se leva pressécomme s’il s’était assis sur des clous. Il aperçut de nouveau des ombresen continuel mouvement à travers les fenêtres du rez-de-chaussée. Pas

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un son. C’est ce qui l’intriguait. S’il avait entendu des bruits, des cris, outoute autre chose, cela aurait été la vie, il n’en aurait pas été curieux, maiscomme ça. Il fallait découvrir ce mystère. Il chercha le briquet. À saflamme il aperçut le paquet de cigarettes. Il en alluma une, espérant dese calmer. En vain. L’état d’inquiétude qui s’etait emparé de son visages’accrut. Il décida d’aller au rez-de-chaussée. Il ne pouvait plus subir cetétat-là d’incertitude.

vvv

Le chien sentit la porte se fermer doucement derrière eux. Dansl’escalier, le cierge à la main, Georgescu regardait ahuri les mouvementsdes étranges, sans pouvoir esquisser aucun geste, au cadre de la ported’entrée dans l’immeuble, où firent leur apparition les trois bizarres êtres,enveloppés de manteaux bizarres, argentés. On ne pouvait pas apercevoirleur yeux ni le visage, à cause des énormes casques terminés par unesorte de couronnes aux longs fils tremblants, qui luisaient tout en répan-dant une lumière étrange. Puis, la flamme de la lumière devint rigide ets’agrandit de manière anormale. L’homme la laissa s’échapper, effrayé.

Le cierge, tombé sur le tapis, continuait de brûler. La femme s’élança pour l’enlever, mais elle resta ébahie, le cierge

dans la paume.– Il est froid, réussit-elle articuler. Stupéfaite, la lumière jaillissant

de sa paume, la femme n’esquissa aucun geste lorsque l’homme reprit lecierge de sa paume. Mais c’était comme s’il ne l’y avait pas pris, la lumièrecontinuait à s’en répandre. Le chien fonça vers les étranges visiteurs, engrognant.

– Hamilcar ! s’écria Georgescu avec l’intention de l’arrêter.Mais c’était trop tard. Un faisceau lumineux jaillit de l’un des

rayons de la couronne sur la tête de l’étranger, vers le chien déchaîné. Unjappement prolongé et le corps tomba inerte sur le plancher du hall, àcôté du long tapis qui traversait les marches, dès l’entrée de l’immeuble.Un mince fil de sang s’en écoulait, sous les regards de l’homme pétrifié àson tour, la lumière dans la paume. L’enfant qui avait regardé abasourdile déploiement rapide des événements, s’élança à son tour vers les incon-nus.

– Criminels ! s’écria- t- il, frappant de ses poigns le manteau duplus proche. Il avait à peine réussi d’éviter les coups pétrifiés des parents,pour arriver auprès d’eux, et maintenant, une fois-là, il constata avec dou-leur que ses coups sonnaient dans le manteau argenté tel le crépitementde la pluie sur le toit en toile de la maison.

Une fois passé l’étonnement du début, le garçon continua de frap-

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per des pieds aussi les bizarres étrangers, qui l’immobilisèrent da la mêmefaçon. Un spot lumineux bleuâtre enveloppa son corps, en le pétrifiant.

Les étrangers marchèrent à côté des gens rigides vers l’intérieurde l’appartement. Ils ouvrirent la porte de la chambre à coucher sans latoucher. Alitée, recouverte d’une couverture vivement colorée, la fillettedormait, plongée dans le sommeil sans rêves. Elle avait joué toute la jour-née et maintenant, éreintée, elle n’avait senti rien de tout ce qui s’étaitpassé. C’est pourquoi elle n’avait esquissé aucun geste à l’entrée desétrangers dans la chambre, continuant à dormir profondément. Ceux-cise penchèrent au-dessus d’elle, la regardèrent instamment. La fillette seréveilla, s’étendit souriant, se découvrant. Les cheveux étaient déployéssur l’oreiller immaculé, tels une tache de lumière. Les visiteurs la touchè-rent, comme s’ils avaient voulu se convaincre de son existence. Leur tou-cher fit rire la fillette et la réveilla..

Elle se réveilla en riant, les yeux ensommeillés, regardant les fi-gures bizarres, penchées au-dessus d’elle. Elle avait l’impression quec’était encore le rêve.

Le rêve qu’elle vivait maintenant pour de vrai ne s’était pas em-paré de tout son être. Elle demanda, comme dans une transe:

– Qui êtes vous ?Les étrangers se regardèrent les uns les autres, ne sachant que

dire. Ils cherchaient dans leur mémoire le sens du parler de cet être quilança ingénument les signes du réveil et de la curiosité.

– Nous sommes nous, répondit difficilement l’un d’eux. Le son luiparvenait de quelque part de très loin, du- dessous le casque en vitre etmétal placé au-dessus les épaules.

La fillette le regarda, étonnée. Elle s’étendit encore une fois, en-vieuse de se rendormir.

vvv

Monsieur Georgescu se remit de l’engourdissement qui s’était em-paré de lui dans le hall. Il descendit, marche par marche, les deux étagesqui le séparaient du rez-de-chaussée. Il faisait agrandir la lueur de la ci-garette en aspirant toujours le filtre serré entre les dents. De temps àautre il allumait son briquet, éclairant les murs plongés dans l’obscurité.Puis, il se rendit compte qu’il n’avait rien de quoi se défendre. Qu’il eûtpris un couteau, au moins. «Ou mieux la hache», se dit-il, une fois arrivédevant la porte d’entrée. Saisi par une peur inexplicable, il retourna.

La montée des deux étages le fatigua. Il ouvrit la porte du poidsde son corps, avec une rapidité étrange.

Il entra à tâtons dans la cuisine, ralluma le briquet et empoigna le

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manche de la hache dans le tiroir. Il le saisit d’une main tremblante.Ses genoux se mouillèrent.La hache dans une main et le briquet dans l’autre, il s’assit re-

prendre haleine pour quelques instants, sur la chaise mélaminée, récem-ment achetée pour la nouvelle cuisine.

Puis, il se releva en se faisant du courage:»Advienne que pourra»se dit-il sortant de nouveau par la porte, décidé de découvrir le mystère.Il ne savait plus ce qui s’était passé autour de lui quelque temps aupara-vent.

Il descendit à nouveau les deux étages, sentant la sueur s’écoulerle long de son épine dorsale avec une lenteur indésirable. Lorsqu’il y avaitencore quelques marches à descendre, la porte des habitants du rez-de-chaussée se rouvrit. Enveloppées dans une lumière bizarre, les trois si-lhouettes flottaient sans aucun bruit, vers la sortie de l’immeuble.

Monsieur Georgescu les regarda éberlué, après quoi, il gambadales quelques marches, la hache levée, au-dessus de ce qu’il y avait commetête, du dernier des étranges visiteurs. Il frappa avec soif. La sphère éclataau-dessus les épaules de celui frappé. Dans sa chute elle s’appuya contreles épaules de ceux du devant, qui s’étaient retournés vers l’imprudentattaquant, le bruit produit par celui-ci à la fois. Une étrange lumière aveu-gla l’attaquant. Ses mains lâchèrent le manche de la hache qui tomba avecfracas sur la mosaïque du hall. Épaulé par les autres, l’étranger se laissatraîner, plutôt que mener, par ses compagnons, vers la sortie, tandis queGeorgescu, à tâtons, les mains tendues, se heurta contre le support de laporte des voisins du rez-de-chaussée, sur le seuil de laquelle il s’affaissa,inconscient.

vvv

Derrière eux, les lumières de l’appartement clignotèrent un ins-tant, après quoi, elles commencèrent à pâlir, jusqu’à ce que la femmepoussa un cri de douleur, à cause du cierge qui avait regagné sa chaleurnaturelle. La rigidité des corps disparut comme par charme, une fois dis-parue la lumière étrange. Le cierge retombé sur le tapis fut relevé rapide-ment par la femme soucieuse.

– Qu’est-ce ? dit l’homme regardant le corps étendu sur leur seuil.La femme regarda à son tour, intriguée, le chien qui se tenait im-

mobile dans leur hall.– Il l’a tué ! Il l’a tué de la hache, dit-elle, avec effroi, montrant la

hache ensanglantée tombée dans le hall en mosaïque.Georgescu regarda son chien avec douleur.– Hamilcar, murmura-t-il à peine, en le quittant dans le hall du rez-

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de-chaussée.Le sang coagulé montrait que l’irrémédiable s’était produit. Il y

avait du sang sur sa hache et son pyjama.C’était lui, donc, le coupable ! La femme empoigna les revers de

son pyjama et l’ébranla.– Tu l’as tué, misérable, tu l’as tué ! s’écria-t-elle avec véhémence.Georgescu se reprenait difficilement, sous les regards endoloris

des gens alentour. Sur son visage, l’étourdissement gagnait dans l’inten-sité. Il ne pouvait pas s’expliquer ce qu’il venait de voir. Il se releva, silen-cieux, prit sa hache et monta, sans mot dire, les marches qui menaientvers l’étage de son appartement, sous les regards consternés de ses voi-sins du rez-de-chaussée.

– Mais, ce ne fut pas lui, peut-être, dit un garçon du rez-de-chaussée, qui se trouvait encore sous l’empire de ce qui venait de se pas-ser.

Ni le père ni la mère ne le contredirent, ni ne l’encouragèrent àdire quoique ce soit. Leurs âmes étaient encore sous l’empire de la peurqu’ils sentaient flotter dans l’air. L’homme et le garçon s’habillèrent silen-cieusement sous les regards muets de la mère. Ils prirent la charogne duchien et partirent l’emmener queque part dans la nuit. D’en haut, depuisle deuxième étage, monsieur Georgescu vit ses voisins traîner quelquechose qu’on ne pouvait pas distinguer trop bien dans l’obscurité de la nuit.Il les vit disparaître dans l’une de ces caves-là où avaient aussi disparuces étrangers-là, bizarres.

Il les poursuivit, encore, revenir, après quoi il aperçut une flammeverdâtre déchirer l’obscurité sur la place d’entrée.

Le terrain inculte se montrait étrange dans la lueur opalescente,émise sans aucun sens. Puis monsieur Georgescu vit avec effroi la lumièremonter vertigineusement, vers le ciel parsemé d’étoiles. À mesure qu’elles’éloignait, elle s’y mêlait, devenant une étoile en mouvement, jusqu’à cequ’on ne la vît plus.

Georgescu autant que ceux du rez-de-chaussée se signèrent, puisdemeurèrent immobiles, pensant, chacun d’eux à sa manière, à ce quis’était passé.

L’aube les trouva fatigués. Sans le vouloir, ils se retrouvèrent de-vant l’immeuble. Monsieur Georgescu les salua, traversa la rue et se perditsur le terrain devant l’immeuble. Il voulait se convaincre, à la lumière dujour, de l’authenticité des événements.

Il trouva facilement la cave où étaient entrés d’abord les étrangers,puis les voisins du rez-de-chaussée, mais il ne vit aucune trace. Ni deshommes ni du chien. Effrayé il s’en sorti avec des mouvements rapides,furtifs, en s’approchant de l’endroit d’où était partie la lumière. Rien, au-

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cune trace ne paraissait indiquer qu’il s’y était passé quoique ce soit. Seulle terrain, légèrement carbonisé, pouvait être un signe du passage dequelque chose qu’on ne pouvait pas encore expliquer. Monsieur Georgescus’en éloigna tout empressé.

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La décorationLe chef de poste descendit de la selle de sa bicyclette, en sueur.

Il enleva sa casquette et s’essuya le front, avec le mouchoir froissé et hu-mide à cause de la transpiration qui avait trempé la poche derrière de sonpantalon. La poussière où il avait enfoncé sa botte s’était déposée en tracefine jusqu’en haut de la tige qu’il prenait le soin de vernir chaque matin.Il toussa, éclaircit sa voix, cracha dans la poussière de la chaussée, en yfaisant une petite boulette, puis, en passant sa main au-dessus la mous-tache drue, il frappa à la porte de la maison devant laquelle il s’était ar-rêté.

L’aboiement d’un chien en fut la seule réponse. Il siffla, les deuxdoigts enfoncés dans sa bouche, longuement, comme les adolescents.Rien. Il cria:

– M’sieur Anton ! Rien.Il saisit un caillou dans la poussière de la route, dont il continua à

frapper dans la haie de latte enduite de goudron des temps révolus. Detemps en temps, il s’arrêtait, à l’écoute. Le chien aboya toujours plus fu-rieux, mais le vieillard ne répondait toujours, pas.

– Il n’est pas chez lui, m’sieur l’adjudant, entendit-on soudain lavoix d’un enfant du voisinage.

– Mais où est-il, mon brave ? demanda l’adjudant, étonné– Il est au champ, ramasser la bruyère, dit l’enfant, cherchant abri

sous la gargouille de sa maison.L’adjudant cracha de nouveau dans la poussière du chemin, ob-

servant une autre boulette sous l’impitoyable ardeur du soleil. Il connais-sait vaguement les endroits que le vieillard fréquentait. Ce n’était pas loin,mais lui non plus, il n’avait plus envie de le chercher.

Il allait lui laisser l’invitation à la porte, là où le courrier plaçait lejournal, d’habitude. Certainement, le vieillard allait le chercher, lui, il allaits’y rendre.

Il enfourcha de nouveau la bicyclette, soulevant la poudre de larue. Il s’essaya de trouver une plus commode position dans la selle usée

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par l’emploi fréquent, s’éloignant sur la rue du village.Le soir, le vieillard rentra vivace et énergique.Il descendit de l’épaule sa besace, remplie de folle avoine et petit

liseron sauvage, cueilli de la plate-bande de betterave de la CAP. Le vieil-lard enfonça ses doigts noueux dans la boîte aux journaux. Il les y trouva.Il en avait pour la lecture du soir.»Mais qu’est-ce que c’est que ça ?»s’étonna-il à la vue du papier que l’adjudant y avait laissé. Avant de le dé-plier, il regarda tout autour, comme s’il avait craint qu’on ne le voie pas.Puis, il le déplia sur place, à la porte même. Il puvait encore lire sans lu-nettes.

«Honorable camarade,Au souvenir des courageux actes d’armes dont vous avez fait

preuve, nous vous invitons prendre part à la festivité de décoration quiaura lieu le jour…à la maison de culture des syndicats régionaux.

Le Comité des vétérans de guerre»Un tampon, une signature et un nom de général, c’est tout ce qu’il

pouvait déchiffrer sur le papier luisant, au en-tête des forces armées.«Fi donc. Et la maison ? La vache, les volailles, le porc. Qui en

prendra soin ?» pensa-t-il, peiné. Il y serait allé volontiers, mais il ne pou-vait réellement pas quitter sa maisonnette. C’en était son revenu de vieil-lesse. L’argent de la retraite, de la coopérative, lui servait pour en acheterdes cigarettes et du savon. La vache lui donnait le lait, la crème et le fro-mage, le porc, les restes de graisse fondue. Les œufs, il en offrait auxprofesseurs flottants. Depuis qu’il était demeuré seul, père Anton, préféraitse priver lui-même, que de savoir les autres en souffrance.

On l’avait appelé quelquefois, surtout au temps où les russesavaient occupé le pays, mais on l’avait oublié par la suite. Ses camaradesde front étaient disparus à tout de rôle. Ceux de Don et ceux de Tatra.Les premiers avaient été plus vieux et obligés de rendre compte pourn’avoir pas refusé d’aller sur le front est. Les autres étaient disparus plustard. Il aurait été heureux d’y aller.

Il ne put pas se décider de la nuit. Il s’était tourné sur de la braise.Le matin, il se leva au comble de l’indécision.

Il jeta des graines aux volailles, marmonnant comme si elles au-raient été coupables de sa confusion.

À la vache il donna la bruyère ramassée le soir, à côté d’une jerbede tiges de maïs acheté à grande peine de l’IAS voisin ; la CAP a préféréleur mettre le feu plutôt que d’en vendre. Ceux qui avaient réussi d’envoler le firent, ceux qui n’en réussirent pas sont allés à l’IAS ou dans d’au-tres départements, en chercher.

La vache s’empara avidement du petit liseron placé dans la crèche.Le vieillard lui appliqua un coup, énervé.

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Puis, se repentant de son injustice, il saisit le sceau au petit lait etrestes alimentaires, y trempa quelques poignées de maïs et le renversadans la caisse du porc, avant de repartir pour le carré aux bruyères.

Sur le tard, lorsque le soleil s’était levé haut dans le ciel, au-dessusle village, une auto faisait s’éléver la grosse poussière, à la hâte.

Derrière elle, les gens sortaient aux portes, curieux.Elle s’arrêta juste devant la porte du vieillard, soulevant un im-

mense nuage de poussière. Sans plus attendre que la poussière se dé-pose, les portières s’ouvrirent. De la voiture, le chef de poste se rua à paspressés. Il empoigna le loquet, il siffla, relançant l’aboiement du chien.

– M’sieur Anton, m’sieur Anton !Derrière lui, le chauffeur répétait le cri, sans oser s’avancer, crai-

gnant le chien agacé qui se débattait dans la chaîne dont on l’avait attachéau pilier de la terasse.

– C’est en vain, dit l’adjudant, faisant de la main un geste d’enavoir par-dessus la tête.

Ils partirent, effrayant les volailles du bord du fossé cotoyant larue, à travers tout le village. La dernière maison dépassée, ils tournèrentsur une rue secondaire, cahotant parmi des trous, vers le carré de bette-rave. Ils aperçurent de loin le vieillard.

Il se penchait de temps à autre, cueillir des bruyères, en en arra-chant, racines avec, furieux. Le bruit de l’auto le fit redresser son dos etpointer les regards vers le bout du carré.

Il aperçut les deux se diriger vers lui, à la hâte, et s’en étonna.- M’sieur Anton, avez-vous trouvé mon invitation ? dit l’adjudant,

essouflé.Le vieillard le regarda silencieux.– Vous ne dites rien ? lui demanda le chauffeur aussi, tout ébloui.– Que dire là-dessus.– Comment que dire ?! le camarade premier secrétaire m’avait en-

voyé vous emmener personnellement en auto et vous ne savez que dire,dit le chauffeur irascible.

– Bah, mais que dire. Je peux pas laisser à l’abandon, ni la vacheni les volailles. J’irais m’absenter toute la journée. Il n’y a pas de courses,les trains circulent à l’envers. Que puis-je faire ?

– Et comment ?! monte dans l’auto, mon père, s’offrit-il.– Comment ça ? dit le vieillard montrant ses vêtements de travail,

rapiécés de sa propre main et délavés par le soleil.– On n’a plus le temps de les changer. On prend presqu’une heure

pour arriver au siège départamenta,l et la réunion aurait dû commencerdéjà, ajouta le chauffeur, dans la voix duquel on pouvait saisir une certaineinquiètude.

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Le vieillard n’en croyait pas à ses oreilles. Il ne pouvait plus arti-culer mot, tant il était étonné. Il ne pouvait pas y aller pareillement, tou-tefois. Il fallait changer d’habits.

– Laisse tomber maintenant, lui dit l’adjudant l’empoignant fer-mement.

– Nous avons de quoi te faire habiller là-bas, essaya de le rassurerle chauffeur, démarrant en trombe par le milieu du village. Derrière eux,les gens disaient, devant leurs portes:

– Hélas, on a arrêté père Anton.Ils étaient arrivés, moins d’une heure après, derrière la maison de

culture des syndicats, où quelque deux hommes regardaient inquiets tan-tôt vers la porte où ils attendaient les mauvaises nouvelles, tantôt vers larue où ils espéraient apercevoir l’auto arriver. Lorsqu’ils les virent, ils res-pirèrent, soulagés.

– Il est là ? dit le méthodiste de la maison de culture au chauffeurqui descendait de l’auto.

– Mais oui, se vanta-t-il, ouvrant la portière arrière.– Comme ça ?! répliqua le méthodiste. Dans ces habits ?!– Vas-y trouver d’autres dans la garderobe.– Que sais-tu ! Depuis l’autogestion je ne touche même plus mon

salaire, d’où l’argent nécessaire à une garderobe, dit-il en se dirigeant versla porte ouverte. Il le fit prendre en main par les ménagères et les jeunesfilles des danses populaires, qui allaient trouver quoique ce soit pour lerevêtir.

La salle était à son comble. On célébrait un nombre d’années de-puis la libération, il y avait des généraux venus de la capitale et du comitécentral.

Le premier secrétaire était mécontent. On avait tant bien que maldépisté environ dix vétérans, et nul ne s’était pas présenté à la festivité.Certains étaient malades, d’autres étaient partis de la maison, plusieursavaient refusé de venir, et on risquait de manquer l’action.

Les organes officiels étaient en retard. L’impatience des gens dansla salle s’était accrue.

La festivité fut ouverte par le premier secrétaire. Les genéraux quiprirent la parole mirent en évidence l’importance de la lutte de libération.Aucun n’était pas allé sur le front, mais ils savaient raconter. Dans la salle,dans la première ligne, se tenait le vieux Anton. On lui avait donné unepaire de souliers à grosse semelle, une chemise violet, une cravate encouleurs vives, au-dessus desquelles on mit un veston blanc, froissé. Lepantalon noir était tout aussi froissé, même s’il imitait la peau naturelle.

On le fit se lever pour que les gens l’observent, puis on l’invita àla tribune.

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Le vieillard se déplaçait difficilement. Les souliers lui rappelaient àla mémoire son enfance, lorsqu’il allait sur des échasses. Il arriva à peinesur la scène parée, serra la main du genéral, tendit la main au premiersecrétaire et à tous les autres de la scène, puis se laissa embrasser et seréjouit à l’eclat de la médaille plantée au revers du veston. Il faillit s’écrou-ler en descendant les quelques marches de la scène. Heureusement, l’undes participants se lança pour l’appuyer.

À la fin de la courte réunion, les présidents se retirèrent et les par-ticipants quittèrent la salle plus vite qu’ils ne l’auraient pas espéré.

Resté seul dans la salle, le vieillard regarda tout autour de lui, hé-bété. Ils partaient, tous. Il aurait voulu que quelqu’un l’appelle.

Il avait honte. Une fois seul, il ôta ses étranges souliers. Les piedsnus, il se sentait plus maître de lui-même.

Il sortit par la porte principale. Il fit le tour du bâtiment jusqu’à cequ’il touchât le côté derrière. Il s’attendait à y trouver l’adjudant ou lechauffeur qui l’y avait amené. Mais rien. Attristé, il s’assit sur l’une desmarches échauffées par le soleil.

Il sortit une fois de plus le papier scellé par lequel on lui accordait,rien qu’à lui, la haute distinction. Il sourit. Il ouvrit la petite boîte où re-posait la médaille, sur du velours grenat. Un rayon de lumière éclaira sonvisage. Il s’en réjouit.

Il ferma la boîte en soupirant. Son visage s’assombrit.» Où se-raient mes vêtements» se retrouva-t-il fouillant du regard les portes déjàfermées.

Il ne pouvait pas aller au village pareillement habillé, mais il n’avaitpas envie de les chercher non plus. Il partit, pieds nus, soupirant, versl’autogare de la ville. Il s’attendait à ce qu’on le questionne en le voyantvêtu de ces bizarres habits, mais il n’avait pas de choix. L’asphalte lui brûlales plantes des pieds plus que la terre de son village.

Il cherchait les endroits ombragés par les hauts immeubles, lais-sant l’impression de fuir.

Il arriva à l’autogare et se rendit compte qu’il n’avait pas un sou.»Je vais peut-être trouver quelque villageois m’en prêter» s’encouragea-t-il.

Il n’y avait personne. Et, par surcroît, il avait faim.Il s’assit, fatigué, sur un banc. Il voulait raconter son aventure à

quiconque, mais il n’y avait personne de semblable. Il regardait la caissede tickets, attendant d’y apercevoir quelque figure connue. Il réalisa quepersonne ne s’interessait pas à ses habits.

Il se rassura. Quelques adolescents se tiraillaient tout près de lui.Il les enveloppa de son regard attendri.

Lui-même, il avait été l’un d’eux. Leurs ébats le rendaient fort,

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comme lorsqu’il avait été à la guerre. C’était comme hier. Il était à peineune recrue quand la guerre avait éclaté.

Il avait passé la frontière jusqu’au Coude du Don. Il n’avait pastrop lutté, puisqu’il se retrouvait presque toujours derrière les Allemands.Il a été à Odesse aussi, et à l’encerclement de Crimée. Là, il avait mêmediscuté avec l’ennemi. Ni eux, ni les russes ne tiraient pas. C’est ainsi qu’ilsfaisaient la propagande en les poussant à repartir chez eux. Comme s’ilss’y trouvaient de leur gré.

«Ouais, quel temps» pensa le vieillard grattant son crâne chauvede ses doigts estropiés. Les jeunes avaient cessé de s’amuser, quittant lehall de la caisse de tickets.

Leur autobus était arrivé. Père Anton demeura pensif, les regardsperdus au loin. Les pensées s’enfilaient toujours.

Il se voyait sauvé de l’encerclement de Crimée, se retirant à tra-vers Constanţa qu’on bombardait, vers sa Moldavie à lui.

Il n’y est plus arrivé. Chemin faisant, on avait trouvé les armes.Les Roumains, désemparés, désarmés, fuyaient à l’abri des champs demaïs et des forêts vers leurs maisons.

Les plus peureux s’en allaient, groupés autour de quelque officierdont on attendait le salut. Le soldat Anton se retrouva auprès d’un groupeconduit par un major de l’état-major. Pour ne pas tomber prisonniers etqu’on ne les déportent pas dans les camps de Siberia, ils se sont déclarésprêts à lutter du côté des russes, espérant que leur sort sera meilleur. Maiscela ne fut nullement ainsi. On les plaçait toujours dans la première ligne,quelquefois même dans les camps minés. Ce n’est qu’ainsi que l’on ex-plique la mort des centaines de milliers de Roumains dans quelques mois.

– Que faites-vous ici, m’sieur Anton? interrompit le fil de ses sou-venirs la voix du directeur d’école.

Père Anton leva ses regards comme foudroyé d’un état qui n’étaitplus le sien. Ensuite, son visage s’éclaira. La rencontre avec le directeurnavetteur, la rencontre avec un homme qui aurait pu le comprendre, c’étaitjustement ce qui lui fallait.

Il lui raconta de manière chaotique et étrange ce qui lui était ar-rivé. Le directeur s’esclaffa, puis il lui acheta, lui-même, le ticket.

L’âme rassérénée, père Anton ouvrit la porte délabrée à cause despluies et du temps. Le chien n’aboya plus ni ne se montra, au moins, en-chaîné au pied de la terrasse. Intrigué, le vieilard se dirigea vers l’écurie.

La vache n’y était non plus. Il tourna au coin de la maison, versl’étable à cauchon. Aucun grognement.

Quelques taches de sang coagulé dans l’herbe de la cour.Il ne pouvait pas s’imaginer que voulait dire tout cela. Ce serait le

vacher qui aurait emmené la vache, bon, mais le porc et le chien…Il re-

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garda tout autour dans la cour. Aucune volaille. Sans rien comprendre,m’sieur Anton s’assit sur la marche de l’entrée, saisissant sa tête entre lesmains. Il était comblé. Il ne pouvait pas comprendre.

Vers le coucher du soleil, les ombres des arbres s’allongeaientavides, recouvrant les carrés aux oignons et aux carottes, les fleurs et lesceps de vigne. Écrasé par tant de choses insensées, il se releva pour entrerdans la maison. Il n’en venait pas à croire à ses yeux. La boîte de la mé-daille lui brûlait les mains fatiguées.

Il s’allongea sur le lit défait attendant le sommeil. Il voulait s’en-dormir, tout oublier.

En vain, le sommeil se refusait.Il se leva, regarda les vêtements dépliés sur le dos de la chaise,

puis il sortit dans la cour, habillé seulement du chemisier avec lequel ils’était couché. La fraîcheur de la nuit n’était pas encore descendue descieux. Le jour s’en était à peine allé, et la terre diffusait toujours la chaleuramassée le long de la journée dans l’air. Il continuait de marcher piedsnus, par la cour si silencieuse. ”Pas un goussement de volaille” se dit levieillard sifflant endommagé.

Il regarda chez ses voisins. Les lumières des fenêtres le faisaientcroire qu’ils ne s’étaient pas couchés. Il y alla. Et il se retrouva au beaumilieu d’un festin. Assis autout de deux tables jointes, quelques voisinsrestèrent les verres à la main. Ils l’observaient, les yeux agrandis d’effroi,sans oser bouger.

– Bonsoir, mes voisins, dit père Anton, doucement.Ses voisins répondirent avec difficulté, une sorte de marmonne-

ment avant de baisser leurs regards.– À quelle occasion, la fête? continua le vieillard, ébloui par la vue

de la scène. Il n’y avait pas de fête religieuse dans le calendrier, marquéede croix rouge. Les convives hésitaient de donner quelque réponse. Enfin de compte, ils sortirent de leur mutisme et, clopin-clopant, ils lui direntla vérité. Ils avaient cru qu’on l’avait emmené pour plus longtemps. L’ar-rivée de l’auto noire, le fait qu’on l’avait pris des champs, que le chef deposte même était venu, leur donnèrent à penser qu’ils n’allaient pas voirtrop tôt père Anton.

Ils avaient donc enlevé la vache pour la soigner et la traire. Ils nepouvaient pas la laisser comme ça. Son pis tétain se serait enflé, elle auraitété malade. Le porc, ils l’avaient tué. Ils s’en régalaient justement, et lesvolailles, ils voulaient s’en faire partage le lendemain. Le vieillard sourit, àl’étonnement de tous. Ils s’attardaient à ce qu’il sorte de ses gonds. Aprèsle sourire, il fut saisit par un sain rire, irrésistible.

– Allons boire, alors, dit-il, se contenant à peine.Les autres levèrent,, égayés leurs verres. Ils lui placèrent une as-

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siette devant, du rôti avec, le poussant à leur raconter. Ils éclatèrent, àleur tour, de rire, une fois le récit terminé. Ils versèrent de nouveau dansles verres, reprenant des brins de son histoire, s’en amusant.

Ils le renvoya chercher la décoration. Ils voulaient la voir, la tou-cher, s’en convaincre. Ils prirent la grosse bouteille, la chair de porc avec,jurant de l’aider à la préparer. Une fois dans la cour de la maison, ils conti-nuèrent le festin dans la terrasse éclairée par les rayons de lune. Ilsavaient tous oublié la décoration.

Minuit passé, depuis un bon bout de temps, le vieillard seul, lalune presqu’à son coucher, il regardait content sa maison plongée dans lenoir. Il avait célébré l’événement, tel qu’il l’aurait voulu. S’il les avait invitéslui-même, on n’aurait pas eu, peut-être, une si belle fête. Fatigué, il s’al-longea dans la terrasse, s’endormant. À l’aube, les rayons du soleil éclai-raient le visage content du vieillard et la boîte de la médaille.

Depuis l’écurie, le meuglement de la vache se mêlait au chant ducoq, décidé à annoncer un nouveau lever du soleil, et le chien léchait sespieds poudreux.

– Toi, ils ne t’ont pas mangé?

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La crête rocheuse de Fagaras– Les topographes, un pas en avant! tonna la voix du colonel sur

le plateau de réunion du régiment.Les soldats, réunis dans le carré par armes, spécialités, compa-

gnies, demeurèrent immobiles. Aucun des plus de mille soldats n’avançad’un pas. Les commandants des formations dont ils répondaient tournè-rent la tête et commençèrent à regarder inquiets les soldats derrière eux,avec, semblait-il, le désir d’en faire des topographes, au besoin. C’estpourquoi, ils respirèrent allégés, lorsque du peloton des courriers sortitun soldat, que personne n’aurait pas pris pour un topographe. Haut detaille, maigre, l’uniforme repassé, blond plutôt chatain, la marche penchée,le soldat Şoican Dumitru, que tous connaissaient pour Mitiţă des parquets,sortit avec des pas craintifs, dévoilant au commandant et à tout le régi-ment une identité civile cachée.

– Je suis le soldat Şoican Dumitru, à vos ordres, dit-il d’une voixdistincte.

Le colonel n’y répondit pas. Il le regarda et chuchota quelquechose vers un capitaine tout près de lui. Celui-ci lui répondit et fit signeque le régiment continue son activité. Mitiţă rentra dans la formation. Auson de la fanfare, les soldats passèrent devant leur commandant, dans latenue réglémentaire, pas de défilé, tel qu’ils avaient appris des mois desuite sur le champ d’instruction. Les bottes aux clous trépignaient en ca-dence, selon les coups du grand tambour. Entre ceux-ci défilait de même,Mitiţă, et son peloton, un peu interdit, lui aussi, de la question du colonelet de sa propre réaction. Un léger état de panique se mit à l’envahir. Luiseul et les siens savaient combien avaient-ils lutté pour qu’il deviennecourrier. On devait protéger l’enfant frêle. Pour lui, les premiers mois dansl’armée, avec la discipline et le programme intensif d’instruction, cela futde trop. Les lettres désespérées envoyées à la maison avaient mis en fonc-tion un mécanisme subtil qui, tant bien que mal, avait réussi à le placer,bon gré, mal gré, dans la fonction de courrier. Il s’est un peu habitué àprésent et il avait eu des moments de honte voir ses anciens camarades

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rentrer de l’instruction brûlés bravement par le soleil et les vêtementsblanchis dans le dos par le sel de leur propre corps. On l’avait même faithospitaliser pour que les interventions soient le plus motivées possible,pour que l’esquive de la vie du jour le jour de la troupe ait une justificationmorale devant les autres, et maintenant il se retrouva dans un état où sasituation tendait à devenir incerte. L’incertitude créait dans l’âme de Mitiţăune gêne cachée. C’est d’ici que l’élan de faire un pas en avant le pelotonpartit. Et soudain, tout se précipita.

Le lendemain, il renda tout les documents, le légitimation de re-prise des colis et d’autres mandats, et reçut, en échange, feuille de par-cours, nourriture et la solde de tout un mois. La feuille de la tente, lesaliments, la mitrailleuse et l’équipement complétaient la tenue qu’il allaitaborder dans sa nouvelle mission. D’autres allaient l’accompagnaient. Ilsl’ont ignoré jusqu’au dernier moment.

– Vous partez sur un chantier. Vous allez vous y rendre pour laconstruction du Transfăgărăşan et on espère que vous n’allez pas nousporter honte, dit un capitaine aux soldats réunis devant le bâtiment ducommandement.

Les soldats réunis de diverses compagnies et sous-unités ne don-naient libre cours à la joie d’échapper à l’exercice de la caserne, de craintequ’on ne choisisse d’autres à leur place. Mitiţă n’était pas trop enchantéde ce qu’il avait réalisé. Toute la nuit, il avait repassé dans la mémoiretout le parcours, depuis l’incorporation jusqu’à présent. Il se souvint qu’ily pas trop longtemps, dans un village, il se préparait du départ pour lecentre militaire de Piatra- Neamţ.

– Demain, je vais à l’armée, avait-il dit à ses parents.Il vit, par les yeux de la mémoire, sa mère, le coin du fichu noué

sous le menton, à peine brédouiller:– Comment demain, mon cheri?Il s’était tu. Il n’avait donné aucune explication, puisqu’il le savait:

toute parole aurait été de plus. Et quoiqu’il ait dit, il aurait déclenché unevague infinie de conseils inutiles. Depuis qu’il approchait rapidement l’âgedes hommes, il étouffait les émotions qui l’envahissaient de la même in-tensité que pendant son enfance. Il se donnait la peine d’être dur, silen-cieux, tel qu’il avait vu son père se porter toujours. La femme, de bassetaille, le visage rond, saisie d’inquiètude, tendit la main pour lui caresserla joue. Elle avait su qu’il devait partir. Elle lui avait même préparé desbas en coton et des caleçons et bien d’autres choses que son instinct ma-ternel lui avait dit de préparer. Le vieux n’avait pas trop discuté du départ.Il avait seulement sorti la valise en bois, dont il s’était lui-même servibonne partie de la guerre, qu’il gardait dans le grenier de la maison, enavait remplacé le fond et la couleur, permettant à la femme de la remplir

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de quoi bon lui paraissait. Mitiţă les laissa seuls. Il s’attendait à toutessortes de conseils et il n’en voulait pas. Il partit dans le village. Leur village,le village où il n’avait pas trop senti son enfance, était le prolongementnaturel de la commune Trifeşti, commune qui s’étendait sur quelque qua-tre, cinq kilomètres, où les localités s’étaient alignées de maisons grandesou petites, le long d’une rue large et poussièreuse, qui serpentait sur lacrête d’un plateau assez haut, pour en éviter les inondations.

Ce jour-là, la tombée du soir trouva Mitiţă dans la Vallée Budăilor,à l’eau limpide et savoureuse, qui s’écoulait à jet continuel vers l’auge dela rivière Vallée Noire, coupant le village Sofroceşti du reste de la plaine.Il partit, la pensée chargée d’envies indéfinies. Une partie de son être es-pérait approcher Mariana, qu’il venait de quitter, et l’autre partie de lui-même se préparait de s’en séparer. Il vivait de sentiments contradictoires.Il avait fumé plus que d’habitude. Il se voulait homme à tout prix.

Pour des mêmes raisons, ses relations avec sa famille et celle deMariana s’étaient refroidies. Chacune d’elle se sentait obligée de lui donnerquelque conseil et surtout de le voir appliqué, ce qu’il ressentait commeun affront à sa personnalité qu’il se donnait la peine de former.

C’est pourquoi, il éprouva le besoin de se promener seul, de fumerseul, de regarder la nuit envelopper le village dans des vêtements de deuil,en réduire la vie jusqu’au complet silence, jusqu’au frémissement desfeuilles au vent. À présent, il vivait une autre nuit où il repensait les ins-tants où il avait pris congé de son village. Les nuits se ressemblaient à laseule différence qu’il était passé par assez d’épreuves entre temps. Autantdans l’unité où il avait été recrue, à Bucarest, qu’ici, à Botoşani, son corpss’était trempé, devenant plus fort, plus résistant, mettant une barrière àpeine perceptible entre les pensées et les faits. La nuit de la cour du ré-giment de Botoşani, différente d’autres nuits d’attente, était une nuit dessouvenirs, des confessions qui demandaient des explications, en quelquesorte, des éclaircissements apportés à son âme assoifée de recherche.C’est peut-être pourquoi il s’était retrouvé devant le regiment d’un pas enavant. Il aurait très bien pu se taire et on ne l’aurait pas envoyé sur aucunchantier.

Il n’avait pas quêmandé de conseils à la nuit ni n’en avait pas ob-tenu. En remémorant, il avait essayé des justifications pour son geste.

Mariana aurait été fière de lui ou peut-être elle en aurait ri. Ellel’avait fait auparavant. Pourquoi ne l’aurait-elle pas fait à présent, aussi?Mais Andrei Şoican, le père, l’époux taciturne de Verginia et l’impénétrablepère de celui qui maintenant se voulait constructeur, qu’en aurait-il dit,quelques semaines après quoi il s’était terriblement plaint pour qu’onvienne l’en faire sortir? Tout cela et bien d’autres le firent passer une nuitblanche, en sorte que, le matin, sur le pavé devant le régiment, encore

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sous l’emprise des vécus nocturnes, il executât machinalement la com-mande de faire la file.

Il pensait toujours à sa nuit et aux tribulations qui l’avaient trou-blé.

Il pensa à l’orage qui allait éclater dans sa famille, à la nouvellede son transfer à une autre unité, et à la conviction de ses parents qu’ilaurait fait quelque sottise. Mitiţă se retrouva sourire tout seul.

– Tu ris, soldat? L’apostropha l’officier qui les avait réunis en vuedu départ.

Mitiţă n’y répondit pas. Il monta dans la voiture couverte, à côtédes autres, en se laissant porter, sans aucun sentiment, vers la gare d’oùle train allait les reprendre.

Le train aggloméré traînait sans hâte, mais certainement vers Bu-carest. De là, ils allaient prendre un autre pour Curtea-de-Argeş, aprèsquoi personne ne savait ce qui allait se passer. Selon quoi, les siens igno-raient tout, également. Ni Mariana ni les Şoican n’auraient jamais pu croireque leur Mitiţă à eux aurait eu le courage d’en faire l’épreuve.

L’omnibus 5002, fendait lentement, tel un cutter, les eaux de lanuit. Sans avoir dormi, en ayant assez des attentes qu’ils avaient dû subirdepuis Botoşani à Suceava, les soldats sommeillaient. Les havresacs bour-rés de la toile de la tente, des bas en coton, des conserves et du paindonnés par l’unité à leur départ, leur servaient d’oreiller.

Mitiţă, regardait instamment à travers la vitre légèrement embuéeet sale du compartiment, engourdi par les pensées confuses qui l’enva-hissaient. Il ne pouvait pas dire s’il éprouvait des regrets, après ce qu’ilavait réalisé avec tant d’efforts, où s’il était saisi par la peur de l’inconnu.

La lumière du pâle matin mit en mouvement les soldats ensom-meillés, pareils aux mouches qui sortent à la chaleur, pendant l’hiver, dansune cabane où l’on avait allumé le feu. Une bouteille d’eau-de-vie est ap-parue de nulle part, soudainement.

– Ça c’est pour l’appétit, dit un facetieux, riant plutôt seul.Il savait très bien que le soldat avait toujours besoin de manger,

n’importe où, n’importe quand, n’importe combien, pourvu que ce soit dela nourriture.

Chacun sortit son morceau de pain, l’écharpant de la baïonette,certains d’autres du canif, d’autres, en ouvrant, de gestes nonchalants,tels que chacun croyait bon de faire en tant que militaire qui approchaitde pas rapides l’âge de la virilité, la boîte de conserve d’haricots à laviande. Pendant quelque temps, ils mangèrent en silence.

– Tiens, dit à Mitiţă un quelconque, lui tendant la bouteille. Mitiţăen but en faisant des grimacées, sans se fâcher pour la manière dont onl’y invita. Instinctivement, il se surprenait mettre une barrière entre lui et

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les autres, instinctivement, ce qui le fâchait, le déterminait de se reprocherses airs de garçon cultivé, ange tombé parmi les mortels. Il avait essayéde s’habituer avec leur façon d’être, et quelquefois, pour faire la preuvequ’il était des leurs, employait leurs expressions avec affectation. La bois-son le brûla légèrement, agréablement, comme si elle l’avait rappelé à lavie. Il rendit la bouteille, décidé de ne plus répéter le geste. Il préférait labière qu’il attendait impatiemment jusqu’à ce que la voiture du restaurantallât s’ouvrir. Près de la station Hălăuceşti, on leur permit d’entrer dans lerestaurant sur des roues, l’argent tout preparé pour la bière.

– On n’en sert pas sans plat, les avertit, dès qu’ils les vit, un gar-çon.

– Mais on vous fait de belles prières, osa l’un des soldats.– On va m’en faire de laides, même chose, dit impassible celui ha-

billé mi-noir, mi blanc, l’uniforme spécifique faisant ressortir son intransi-geance: c’est noir ou c’est blanc.

Ils attendirent pour quelques instants encore, pendant lesquels,le pinguin, voyant qu’il n’avait rien vendu, fit sortir une navette de bièreau bout de la voiture, disant:

– Allez, qui en veut apporte l’argent. Dans un clin d’oeil, la boîtefut vide. Mitiţă regardait pensif, par la même vitre poussièreuse du com-partiment, saisi de gaité. ”Et si j’enverrais un petit billet aux miens, leurannoncer ma nouvelle destination”, se dit-il, tandis que le train entrait jus-tement dans la gare de Roman. Il observa le quai. Désertique. Aucunepersonne connue, aucune connaissance. Le train se mit en marche. Lagare, doublée de plaques en marbre poreux, comme si piqué de petitevérole, était resté derrière, lorsque Mitiţă commença à écrire son billet.

– Que fais-tu, tu écris le testament? Lui demanda l’adjudant.– Pire.– Tiens, personne n’en est morte, lui dit l’adjudant, tapat affec-

tueusement son épaule.Le parc C.F.R. de Roman était insensiblement resté en arrière. Le

grincement sur le pont de Moldavie le fit terminer à la hâte son billet. Ilsapprochaient la halte de Trifeşti, où l’omnibus faisait station, seul endroitoù il espérait encore trouver quelqu’un auquel donner le billet pour lessiens.

Les freins grincèrent. Peu à peu, la vitesse du train se réduisait.Mitiţă regarda du côté de la voie ferrée qui menait vers la station d’autobusde l’école agricole de Trifeşti, comme on le savait par erreur, bien qu’ellefût plus près de Başta ou de Sofroceşti. C’est de là qu’il attendait quelqu’unde connu qu’il puisse prier de porter la nouvelle chez soi. Soudain, il aper-çut une voisine même.

– Tante Ileana, tante Ileana, se mit à crier Mitiţă, précipité.

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La femme regarda étonnee la vitre de laquelle on l’avait appelée,jusqu’à ce qu’elle se rendît compte qui l’avait fait.

– Tiens, Mitiţă, le fils de Şoican, dit-elle éclairée.– C’est moi, ma tante, porte, s’il te plait, ce billet aux miens, lui

jeta-t-il d’un souffle, de crainte que l’omnibus ne parte pas sans qu’il aitdit ce qui l’intérressait.

Bon, j’irai, le rassura la femme, qui, chose facile, aurait pu passerchez eux, leur donner le billet qu’elle allait tout d’abord lire, bien sûr, entant que voisine.

– Et dis leur encore que je suis sain et sauf et que je me débrouille.Qu’ils soient bien tranquilles, je ne ferai pas leur honte, cria-t-il tandis quele train se mit à rouler de plus en plus vite.

Soulagé d’un grand poids, Mitiţă s’assit pour de bon sur la ban-quette de la voiture et huma lentement, à même la bouteille à peine ou-verte.

Le paysage, si connu depuis l’enfance, défilait devant la fenêtrecomme sur un écran. Il se demandait, inquiet, qu’allait-il lui être réservédans la nouvelle unité.

– Qui veut encore de la bière? entendit-on la voix du garçon dansle corridor de la voiture.

Mitiţă sortit. Chargé d’un étalage portable de bouteilles pleines debière, le garçon se donnait la peine de se frayer chemin parmi les voya-geurs endormis, pour vendre plus rapidement sa marchandise car la bièreétait déjà chaude.

– Donne m’en cinq bouteilles, dit Mitiţă au garçon transpiré parl’effort.

– Ohooo, mais regardez, monsieur le soldat va-t-il nous en régaler,peut-être, s’exclama l’un.

– Hé toi, je devrais en régaler tous sauf toi. Ça pour que tu en tirela morale, dit Mitiţă en lui tendant cependant une bouteille à l’ouvrir.

Le soldat s’empara avidement de la proie et la porta vers sabouche.

Les autres l’observèrent contrariés, s’imaginant qu’il n’avait pasvu que la bouteille n’était pas ouverte et se préparaient à s’en moquer.

Mais le soldat, impassible, saisit la capsule de la bouteille par lesdents et l’enleva sans trop d’efforts. Tous restèrent muets d’étonnement.

– L’armée a des dents de loup, fit remarquer l’un plus frêle, maisl’air bien badin.

Mitiţă sourit à son insu.Puis sortit dans le couloir et alluma une cigarette. Il aspira pro-

fondément la fumée dans ses poumons.Dans le compartiment rempli de soldats, commença une partie de

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cartes, d’autres s’endormirent, reniflant, en dépit du vacarme des joueurspassionnés.

Replié sur soi-même, isolé dans la nuit, Mitiţă se mit à penser denouveau à Mariana. Il en avait déchiré en petits morceaux, la dernière let-tre qui lui faisait apprendre qu’elle n’était pas la femme capable de l’at-tendre, ni de supporter l’éloignement. Il y avait répondu offensé maisn’avait plus envoyé la lettre. Même cette douleur s’était engourdie en lui-même. La distance avait son mot à dire, mettant une barrière entre eux.Et pourtant, Mitiţă ne pouvait pas croire que tout ce qui s’était passé debeau entre eux fût pour rien.

L’omnibus roulait toujours dans la nuit trouble.Bientôt, ils entraient dans la gare de Bucarest.Un sifflement bref, un grincement des essieux et le train s’arrêta

tout court. Ils étaient arrivés Gare de Nord. C’était seulement une pause.Ils descendirent mécaniquement, certains sommeillaient encore debout,et sur très peu de temps ils montèrent dans un autre train avec la desti-nation Curtea de Argeş.

La majorité des voyageurs s’endormit dans le grincement mono-tone des essieux. Mitiţă s’endormit lui aussi, en fin de compte. À peinepartis, et ils arrivèrent à Curtea de Argeş. Quelques camions, tout préparéspour les soldats arrivés, les attendaient.

Les ordres de l’adjudant qui les accompagnaient étaient brefs, lesparoles pesées. Le temps s’écoulait sans dessus-dessous. Une seule choseétait claire: ils s’approchaient à pas incroyablement rapides de l’endroitdes grandes épreuves. Dès maintenant, allait commencer, pour de vrai, lavéritable armée pour Mitiţă et les autres comme lui.

Sur l’asphalte de la chaussées, les camions couraient en trombe,laissant derrière les bornes de protection, les arbres d’Argeş et les plates-bandes désertiques. Les plaines, qui les avaient accompagnés depuis Bo-toşani, comme saisies par des poings géants, pétries par une maininvisible, commencèrent à onduler légèrement, puis de plus en plus, obli-geant la chaussée de se plier selon leur gré, de monter et de descendre,limitant l’horizon, le suffoquant finalement entre les rochers des mon-tagnes. Les chauffeurs tiraient le volant toujours plus souvent, en proje-tant les soldats du coffre des camions les uns sur les autres, au-dessusles aliments. Les armes tenues entre les jambes au début, furent poséesà même le fond des coffres. Ils se balançaient, tous.

- Hé, ceux-ci se sont proposé de nous tuer, dit parmi les hoquetsMalinovski, ancré des deux mains à la barre dont était étendue la toile ducamion.

Personne n’y répondit. Chacun était préoccupé par son corps, at-tentif à chaque tournant, jeté à chaque moment d’inattention au-dessus

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les havresacs et les sacs à pain.De temps à autre, un juron rompait le bruit monotone du moteur

et des roues empressées à happer la chaussée. Poussées comme par desfuries, les collines s’étaient plissées davantage, sciant le ciel. La vallée del’Argeş n’avait rien du charme touristique dont on était invité par les déplisdes offices touristiques.

Mitiţă s’était assis expressément à l’arrière du camion, sur la der-nière place, désireux de voir tout ce qu’il y avait à voir. La poussière levéepar les caoutchioucs du camion se déposait en couche sur les vêtementsmilitaires d’été, en en changeant la couleur.

La chaussée passait sur des ponts jetés sur des gouffres toqués,hideux et avides, prêts à avaler tout ce qui aurait échappé au contrôledans un instant d’inattention. Les camions roulaient follement, klaxonnantlonguement au début de chaque tournant, le plus souvent sans visibilitéaucune. Et s’il arrivait que de l’autre côté l’on entende en même tempsun klaxon, les fans militaires de la vitesse levaient le pied de la pédaled’accélération, se saluaient entre eux, nonchalemment, en embrayantbrusquement par la suite pour se sentir plus virils. De temps à autre, dela côte de la montagne apparaissait, comme une excrescence, un réseauen fil de fer, aux grandes mailles, où il y avait, comme dans un guet-apens,quelque grosse pierre, arrêtée de son écoulement par dessus la créationhumaine.

Et, à travers le réseau de protection, la montagne montrait toutesa majesté, comme si elle avait voulu attirer l’attention de l’homme avantque celui-ci se mette au travail. Chaque tournant, chaque mètre de chaus-sée étaient comme tolérés par elle, la montagne, le maître. Les sapinsdes côtes abruptes semblaient, plus gros qu’ailleurs, et le fait qu’ils gar-daient la route jusqu’à sa proximité, les rendait encore plus hauts, plusimposants. Du côté droit, le ruisselement tumultueux de l’Argeş, dans laprofonde vallée que l’on apercevait des camions militaires, procurait àtous, le sentiment qu’ils étaient encore plus petits qu’en réalité. Ils éprou-vaient constamment la sensation que la montagne et ses rochers, sesgéants sapins si près du cheminement des camions étaient prêts à lesjeter dans les eaux tourbillonnantes du fond de la crevasse.

De quelque part de la crête moins boisée de la montagne, lesruines d’une cité veillaient, dès le règne de Dracula, le passage de tousceux de son pied, témoignage de l’ancienne collaboration entre l’hommeet la montagne pour garder ces terres.

Peu des camarades de Mitiţă avaient envie d’être témoins du défilévégétal, minéral qui les accueillait. La majorité se tenait engourdis, som-meillaient, brédouillant de temps à autre, à cause des cahots des camions.

Le chemin gagnait vite en altitude, se transformant de sentier en

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grande route et puis en chaussée, continuelle relation entre les roumainsde Transylvanie et ceux de la Valachie. Et, à présent, il allait devenir uneartère essentielle entre les deux parties du pays, magistrale à laquelleétaient appelés apporter leur pierre également ceux cahotés maintenantpar les convulsions des camions.

– Est-ce qu’on en a pour longtemps? – Qui sait…– J’en suis tout étourdi, entendit-on du fond du camion.– Hé, tu l’es par le sommeil…– Mais non, je crois que c’est à cause de la différence d’altitude,

et des tournants pris en vitesse par ces chauffeurs-ci– Et j’ai aussi une faimmm…– Selon le train d’aller, on ne sait pas en quel état nous y arrive-

rons…Ils passaient en grande vitesse en-dessous les réseaux de protec-

tion, en fil de fer plaqué de zinc, appuyés aux barreaux en fer gros, où lesgrandes pierres détachées de la côte de la montagne par des raisons in-connues, s’arrêtaient sans plus nuire au chemin. De temps à autre,quelque somptueux sapin, dans une position bizarre, montrait son écorceécorchée par le souffle des explosions, se tenant encore sur sa place, to-lérant avec l’effort de l’homme de donner une nouvelle vie à des paysagesanciens. D’un endroit à l’autre, le nombre des arbres couverts par les bles-sures de la lutte était extrêmement grand, signe que la lutte y avait étéacharnée.

Peu à peu, à mesure que les camions happaient avidement laroute, le ciel devenait toujours plus étroit, plus exigü entre les crêtes desmontagnes.

L’eau du fond du ravin de droite était plutôt un soupçon, jusqu’àce qu’on ne la vît plus du tout.

“On approche Vidraru, peut-être” se dit Mitiţă, s’expliquant la dis-parition de l’Argeş. Il savait que le fil d’eau n’était pas disparu, mais uni-quement dirigé en sous-terrain, mit au travail dans les turbines de Vidraru.

Comme à un signe, la vallée se défit brusquement, en éveillantl’étonnement dans les âmes des soldats.

– Je crois qu’on y est! cria Mitiţă, pour couvrir le bruit.Sur un versant , un étroit escalier embrassait en zig-zag le front

de la montagne, plus dénudée qu’ailleurs. Le rocher, haut et dépourvu deverdure, semblait infranchissable. Seul cet escalier-là, métallique, avecune fine balustrade en câble, appuyé par des piliers en fer, marquait lepassage de l’homme par ces endroits-là. Il était absolument étrange, desfils en fer, comme amenés par le vent, qui allaient se détacher à la raffalesuivante, la laissant flotter vers l’abîme. Tout en renversant sa tête, Mitiţă

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se dit qu’il n’avait de quoi y chercher. Les cascadeurs, peut-être.Les camions s’arrêtèrent tout aussi brusquement que s’ils démar-

rèrent, en étonnant ceux endormis, en eveillant dans la poitrine de la ma-jorité des soupirs de soulagement.

– On y est?! demanda un autre– Parbleu, on y est arrivé, dit un autre.Dans le silence qui les enveloppa, le chuchotement même semblait

strident.– Cris, mais moins fort, tu crois qu’on est sourd?– Je parle selon mon bon gré.– Hop là, il a pris la mouche!– Les autres se seraient-ils aussi arrêtés?– Mais qui sait, dit indécis Mitiţă, en sortant la tête de sous la toile.Ils se turent, tous, à l’attente des ordres qui ne venaient plus.– Qui me donne une cigarette?– C’est ce qui t’occupe maintenant?– Moi, sincèrement, j’ai faim!– Mais qui n’en a pas?– Allons, vous vous plaignez comme de vieilles femmes!– Et comment ne pas se plaindre? On reste ici à attendre. Quoi?– Si on a la patience, il va pleuvoir de grands gâteaux…– Toi, qu’est-ce que tu regardes là-bas?– Venez voir!– Laisse, on va s’en rassasier plus tard…dit un autre en ayant par

dessus la tête.Certains jetèrent un coup d’oeil dehors. La montagne semblait im-

possible à conquérir, mystérieuse, énigmatique, attrayant avec un pouvoirétrange. Ils n’auraient jamais pu imaginer qu’il existât ce qu’ils voyaient àprésent.

– En bas, tout le monde, entendit-on, sur le tard, de la cabine ducamion.

Les os engourdis, les corps heurtés contre le bord de la carrosse-rie, les soldats descendaient lourdement, tels des ours poussièreux, surl’asphalte de la chaussée. La fraîcheur de la montagne leur caressait lesvisages humides de sueur. À leur pieds, l’eau de la rivière avait disparu.Un géant plateau en béton reliait un versant à l’autre, en mettant unebarrière au pouvoir de la montagne.

– C’est le barrage de Vidraru, trouva bon de leur expliquer lechauffeur, en tant qu’ancien connaisseur de ce qu’ils allaient à peine ap-prendre.

Du sommet du barrage, les regards se perdaient dans l’abîme, leurcréant un état de vertige. La douleur enveloppa leurs tempes davantage,

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les rendant insensibles aux beautés que la nature précipitait au-dessusd’eux. On aperçut un homme, tel un crayon, monter les marches saillantesdu corps du barrage, comme écrasé encore plus, par la grandeur de sacréation. Qu’il semblait petit le créateur face à son oeuvre!

D’un lieu à l’autre, de la même chair de la montagne, avaientpoussé, tels des bras, des piliers de haute tension, à la racine desquelson pouvait entendre le frémissement du courant électrique passer à lahâte vers le coeur des moteurs avides d’énergie.

– Qui veut manger, peut le faire ici, dit l’adjudant en allumant unecigarette.

Les soldats se dirigèrent, à pas chancelants, vers les havressacsoù il y avait la dernière conserve. Quelques uns avaient ouvert les boîtes,tandis que la majorité s’était assise sur le plateau à l’entrée du barragepour se reposer.

Mitiţă ne toucha pas au manger. Il supposait qu’il allait mal sup-porter le reste du chemin à parcourir, s’il se bourrait de nourriture. Il re-gardait sans pensée aucune, la statue en fer et aluminium, habilementpolie, scintiller aux rayons du soleil de l’autre rive. Placé sur une plate-forme en béton, les bras levés vers les cieux, les foudres aux mains,l’homme en fer s’y tenait pour rendre à l’homme en chair et en os ses vé-ritables dimensions, lui rappeler en permanence le pouvoir de son créa-teur. Le visage de l’homme brillait de la joie de l’accomplissement,montrant à la montagne le pouvoir avec lequel il aurait dû lutter en casd’inssoumission. Ce sens fit sourire Mitiţă, se sentir plus confiant dans sondestin, dans les forces de ceux du même âge que lui.

Les soldats apaisaient leur soif d’une source qui avait frayé cheminen marge du chemin. Mitiţă posa sa tête sous l’auge de la gouttière enbois, se raffraîchissant. Le mal de tête disparut, comme enlevé par lamain.

– Garçons, si vous avez mal à la tête, faites comme moi, leur dit-il en repassant sa tête sous le jet d’eau.

La plupart poursuivit son exemple, en pataugeant. Les gouttesd’eau tachaient leurs uniformes poussiéreux, en les raffraîchissant. L’ad-judant les observait, tolérant. Il regardait leurs corps frêles, prêts à fairele sacrifice que personne n’aurait soupçonné.

C’est de la même sorte que les choses s’étaient passées avec lesautres. Chaque groupe de soldats était comblé au début de la magnifi-cence de la montagne, pour qu’à la suite il lutte avec elle et la soumette.En les regardant, il se souvenait le jour où il avait reçu l’ordre de dépla-cement ici, dans des endroits qu’il n’aurait, peut-être, jamais vus. Il avaitfait de même. Mais le soleil ne tapait pas si fort comme à présent. C’étaitl’automne à son arrivée, et depuis lors s’était écoulées presque deux an-

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nées de travail soutenu.– Debout, montez, dit-il, comme réveillé brusquement des souve-

nirs.Les soldats montaient tranquilles, naturellement, comme si rien

n’avait pas troublé le cours de leur vie. Le camion demarra tout aussi viteque lors de la gare de Curtea de Argeş.

Le tapis d’asphalte contournait tel une ceinture les hanches dulac. Le lac, au début assez mince, une langue d’eau, gagnait ensuite enlargeur, en ampleur, laissant saisir de plus en plus souvent, les traces desarbres incorporés dans le corps, prendre la forme des murs rocheux oùl’homme et la montagne l’avait enfermé. Après quelques dizaines debonnes minutes de marche, le camion freina en grinçant, dans la queueamincie du lac.

– On est arrivé au camp, leur dit le chauffeur venu à l’arrièrede lavoiture, pour enlever les clous du battant.

Empoignant l’équipement et les armes, les soldats descendirenten silence, frottant des yeux en papillotte, rougis de chaleur. Sur un pla-teau, pas trop grand, les baraques en bois et remplaçants de briques s’en-filaient engourdis, elles aussi, à cause de la poussière et de la chaleur,jusqu’au bord du lac, environ. Entre les baraques, des couches de caillouxrendaient saisissables tout mouvement. Le grincement du gravier revéil-lait, du sommeil le plus profond, le planton qui aurait dû, conformémentau réglement, s’y tenir en éveil.

Descendus du camion, les soldats avançaient d’un pas incertain,nageant dans la cour pleine de cailloutis, à la suite de l’adjudant. Personnene sortait des baraques à leur accueil.

– On va y rester très peu. Rien que leur dire combien noussommes et d’où venons-nous. Notre place et plus en haut, leur commu-niqua l’adjudant.

En effet, après quelques minutes, l’auto roulait à travers les éclatsdes rochers. Le ruban asphalté s’était brusquement terminé et, après avoirparcouru quelques autres kilomètres sur la route laissée par la ligne desoutillages, ils se retrouvèrent cahutés tous les dix mètres par les trousexistents. C’était un chemin en sillon cru, à peine refroidi et gratté dansle corps de la montagne par des dynamitages et des lames de bulldozer.Au-dessous d’eux, s’ouvraient des ravins comme des machines affamées.Aux rencontres, les chauffeurs se saluaient, en klaxonnant de manièrestridente, dans l’immensité de la montagne sauvage et froide.

– Voici, c’est ici que l’année passée est tombé un bulldozer! leurdit le chauffeur, sortant la tête par la mince fenêtre du camion.

Un abîme effrayant, sinistre, les fit s’imaginer la tragédie. Ilsavaient appris plus tard que, par un temps de chien, tel qu’on ne rencontre

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qu’en haute montagne, le bulldozeriste avait fait de fausses manoeuvreset, s’en rendant compte au dernier moment, il réussit à sauter du bulldo-zer.

Le soir tombait lorsque les camions s’étaient arrêtés. Engourdis,épuisés, ils descendirent.

Un lieutenant les accueilla.– D’où venez-vous?! Vos documents?– Ils se sont déjà présentés, répondit l’adjudant qui les accompa-

gnait.Il répéta l’appel, puis on leur ordonna le repos.Aux murs en panneaux boisés, montés sur un fondement BCA d’un

mètre de haut, les trois baraques avaient un air fragile. Une odeur aiguë,acariâtre, de caserne, s’en exhalait. L’eau de la rivière Capra chuchotaitderrière les baraques. C’était la source où le cuisinier puisait pour préparaitla nourriture, et la troupe de soldats se lavait.

Dès le petit matin, les dents claquant, ils se sont révéillés, pousséspar un officier:

– Hé, vous, les nouveaux arrivés, le réveil! Ou vous vous imaginezen station? Allez, le repas.

Dehors, un air tranchant les fit grelotter. Les regards de Mitiţă,troubles de sommeil, flottèrent sur le plateau de devant, montèrent lespentes des montagnes. Deux soldats, les sarraus tachés d’huile et de mo-torine, peinaient autour d’un bulldozer. L’un portait un sceau d’eau de larivière, l’autre s’efforçait de mettre en fonction le moteur auxiliaire. Sou-dain, celui-ci demarra et son crépitement remplit la vallée, estompant enquelque sorte le moment mirifique du lever du soleil au-dessus la crêtedentée de la montagne. Après quelques minutes, soufflant difficilement,le grand moteur s’emballa aussi. Sur un versant, plusieurs soldats, tels lesfourmis laborieuses, se donnaient la peine de détacher les roches dislo-quées, en équilibre instable, à l’aide des grosses barres métalliques. Unegrosse pierre décrocha, roula dans la vallée et disparut dans le ravin, enentraînant une avalanche de pierres.

Les nouveaux arrivés se détachaient nettement des autres parleurs nouveaux uniformes, récemment sortis du dépôt. Chemin faisantvers la salle à manger, Mitiţă lut quelques pancartes où il y avait écrit,comme pour les effrayer davantage:”Attention! Danger! Avalanches!”

Dans une baraque à côté, il y avait quelques tables et bancs.Le cuisinier apportait le thé, puis passait devant chacun lui donner

une tranche de pain, un cube de marmelade, et un autre de lard. Selonles préférences.

– C’est bien à nous, garçons! disaient ceux de Botoşani, à la vuedu lard, surtout.

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– La pelle, tu l’as oubliée? Tu crois ne plus l’empoigner de soncoin? Elle n’y a pas de racines.

– Laisse, on ne va pas mourir de si peu…– Il y en a eu de plus difficiles.Dehors, il se mit à pleuvoir, une bruine plutôt. Les mèches froides

de la pluie ruisselaient au-dessus les baraques, les pierres, jusqu’aux os.Mitiţă fut obligé de prendre une pelle, lui aussi, du tas, malgré

toutes ses protestations. On l’avait fait venir en tant que topographe et levoici à la pelle. Il n’en avait pas peur, il était fils de paysan, mais son or-gueuil sanglait. En quelques minutes seulement, il eut le temps de se fairetous les reproches pour sa naïveté, pour avoir renoncé avec tant de légé-reté à la fonction commode de courrier pour …une pelle. Il se sentaittrompé, dupé dans ses espoirs d’être constructeur qualifié à un objectifde majeure importance et au lieu d’un télémètre il se retrouva avec une…pelle à la main. Il frappa, peiné, de la lame métallique la pierre, sentit savibration dans le bras, tel un reproche, et se calma.

En file, la pelle et le pic chacun d’eux, on les distribua auprès lesanciens soldats. Mitiţă arriva aux talus.

La lourde pelle sur l’épaule, crachant son venin sur les pierresécrasées par les chenilles des bulldozers qui avaient blessé la montagne,Mitiţă se dirigea vers le secteur où on l’avait reparti.

Il travailla d’arrache pied pendant quelques heures, se taisant obs-tinément, polissant les rigoles. L’eau avait pénétré à travers l’uniforme,jusqu’au corps jeune et chauffé par le travail, en sorte que les vapeurss’en dégageaient. Regardés de loin, les soldats ressemblaient à de petitsdieux naissant des vapeurs de la pluie qui ne cessait plus de tomber detrès haut.

Lorsqu’on leur annonça la pause du dîner, Mitiţă sortit son mor-ceau de pain, la marmelade et se mit à mâcher tristement.

– Dommage que tu ne manges pas de lard, dit un ancien, enviantsa portion. Sans lui, tu vas mourir, écoute-moi, j’en sais davantage. Si tuveux résister ici, tu dois le manger. Autrement tu vas saisir tes côtes et aupremier vent tu t’en vas!

– Je n’en ai jamais pu manger, dit Mitiţă.– Hélas, pauvre camarade! dit l’autre, en le compatissant de la

tête.Mitiţă ne répondit pas. Il alluma une cigarette humide de la pluie,

en l’aspirant avec volupté. Il se pencha de nouveau au-dessus les rigoles,continuer le travail à la pelle. De minces bandes d’eau se ramassaient desrochers des versants, piqués par les explositions, dans les rigoles à peinegrattées, ruisselant en aval.

Elles s’ammassaient dans la vaste et accueillante auge de Capra.

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Ancrés de grosses cordes à la taille, ceux des déroctages détachaient desversants les débris des roches restées en équilibre précaire, après les ex-plosions.

– Ça arrrrrriiiiive! résonnait au-dessus la montagne.Le bruit des barres en fer heurtées aux roches, des pics et des

pelles se confondait avec les jurons militaires, piquants et pointus tels lesrochers.

Au bout du premier jour, les nouveaux arrivés sont rentrés, arra-chés de fatigue, déroutés, le désespoir imprimé dans leurs regards. Ils sesont approchés des baraques comme d’un radeau de sauvetage. Les mus-cles étaient douloureux, la peau démangeait, les os semblaient brisés, etleur âme n’était qu’un chiffon humide, à le faire sécher. Mitiţă n’avait plusde paroles à se reprocher la bêtise commise. Il traîna jusqu’à la baraque.Bien des fois il avait cru qu’il était arrivé au bout de ses forces, mais cen’est qu’à présent qu’il comprenait réellement la signification de cette ex-pression. De tous les coins de son corps venaient des signaux d’alarmequ’il saisissait vaguement, le cerveau embrouillé, comme dans une cen-trale où, à cause de sursollicitations les circuits se bloquent et on entendquelque part seulement le signal occupé ou avarié. Lorsqu’ils y sont arri-vés, ils ont surpris dans les yeux des soldats plus anciens, des éclatsjoueurs d’ironie et de pitié.

– Quoi, les poufs? C’est dur. Rien qu’au début, jusqu’à ce que l’âmesoit battue.

– Les paumes, c’est plus rapide, ajouta un autre. Deux, troiscouches de peau s’en vont, on arrive à l’os. Puis on continue.

Il essaya de se laver dans l’eau froide du ruisseau Capra. Certainsseulement arrivèrent dans la salle à manger, les autres se rendirent direc-tement dans la baraque se jeter, tel le bois, sur les lits. Chaque fibre deleur être gémissait. S’il n’avait pas eu honte, Mitiţă aurait laissé s’écoulerles larmes qu’il avalait, chaque fumée de la cigarette à la fois.

Quelques militaires anciens s’étaient réunis, un peu plus tard, au-tour du lit de l’un d’eux et s’étaient mis à jouer aux cartes. Leur hilarité,l’acharnement, dont chacun s’entêtait de gagner, semblèrent à Mitiţă toutà fait idiots. Lorsque le lendemain les attendait ce qui les attendait, lamontagne et la pelle- et comment affronter une montagne avec la pelle?-il fallait être parfaitement fou pour jouer aux cartes, au lieu de gésir, delaisser au corps le plus de répit pour se remettre, autant qu’il le pouvait,après une pareille peine. Après quelques tours, un d’eux, petit de taille,noîrâtre, Manole, selon que Mitiţă allait apprendre, sortit une bouteille devin-“proie de guerre”- laissant supposer qu’il l’avait obtenue contre unepelle au manche bien poli, “qui brûle moins les paumes”, offerte à un pouf.Ils firent passer la bouteille de l’un à l’autre et commencèrent un récital

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d’horreurs, rappelant tous les guets-apens que la montagne tendait auxpauvres recrues.

Mitiţă entendit, comme à travers le brouillard, le conte des noviesqui, par une pluie d’été à verse, s’étaient réfugiés sous un pont.

– Et quelles foudres! Exercice d’artillerie, rien de plus, mais c’étaitles grandes canons du ciel qui tiraient.

– On entendait tout d’abord comme on déchirait toute la toile cé-leste, toile grosse, certes, la lumière éblouissait et on en était étourdi etaveuglé pour longtemps, et puis après, après ce que le foudre ait frappéle front de la montagne, on entendait le fracas et le vacarme et la terretremblait au-dessus toi comme une gelée.

– Cette pierre s’était mouillée tellement… de peur, je crois. C’étaitcomme une gelée, ma parole. Elle, elle le sera encore.

De ce dialogue, parsemé de choses terribles qu’ils présentaientcoloriées, avec un plaisir sadique, dans un pittoresque language de ca-serne, ressortit qu’un groupe de soldats, par un temps de tempête queseules les montagnes de Făgăraş savent mettre en scène, s’était refugiésaus un pont. Les torrents chariaient tout ce qu’on pourrait charier dansla vallée, lavaient la montagne jusqu’à la pierre, arrachaient la pierre éga-lement si elle n’y était bien calée, les sapins étaient balayés comme depauvres bâtons d’alumettes et ceux du-dessus le pont tendaient vers lehaut, à mesure que les eaux montaient à vue d’oeil jusqu’à ce qu’ellesaient touché les traverses du pont. Ils se préparaient justement de sortirpour se refugier sous un outillage, à l’abri, quel qu’il soit; les eaux avaientbrusquement baissé et ils respirèrent convaincus que le pire était passé.Certains allumèrent même les cigarettes, lorsque, du dessus, on entenditun cri désésperé:

– Hé, vous, sous le pont! Fuyez, tirez-vous en! effrayés de mort,si l’on pouvait dire, les soldats se ruèrent dehors, pour voir, un peu enamont, une vague géante qui se dirigeait vers le pont, suivant le cours dela rivière. Ils se precipitèrent, chacun de son côté, vers les pentes, versles endroits plus élevés et virent, les yeux agrandis d’effroi, ce belier-làd’eau, écueils et bûches arriver au pont, le surmonter et lorsque les eauxs’étaient retirées, il n’y avait plus que des débris à rappeler qu’il y avaiteu, là, un pont. En amont, au tournant, l’étroite vallée avait été bloquéede troncs d’arbres et de pierres, un barrage s’y était formé ad-hoc et avait,pour un temps, endigué les torrents, puis, il avait cédé et était parti enaval, tout balayer devant lui.

S’ils n’étaient pas sortis dessous le pont, ils seraient disparus avantmême de s’en rendre compte.

– Comme des idiots! tira la conclusion l’un de ceux qui avaientparticipé à la discussion.

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Mitiţă, et les autres poufs peut-être, qui ne disaient mot, avaientsaisi l’aventure comme leur propre cauchemar: il se voyait sous le pont,figé sur place par la frayeur devant la distructive vague d’eau, de pierreset de bûches. Et cette nuit-là, la nuit du baptême, cette vague-là passaplusieurs fois au-dessus de lui.

En quelques jours seulement, la montagne avait effacé toute dis-tinction entre les nouveaux et les anciens soldats. On leur adressait tou-jours plus rarement l’appelatif ”poufs”, puisque le ”pouf” s’en était allé.Mitiţă avait les paumes endurcies, là où il y avait eu des baies au début,son uniforme était délavé et poussiéreux, de sorte qu’il ne faisait plus denote discordante. Mais il ne pouvait pas s’accommoder avec la pelle, sur-tout lorsqu’il savait qu’il pouvait contribuer davantage à ce travail fantas-tique en tant que topographe, maniant un théodolite. Il se décida de sortirau rapport et se présenta à l’adjoint.

Camarade adjudant, je suis le soldat Şoican Dumitru et je veuxsortir au rapport au commandant de la compagnie.

– Il est parti. Et puis, sache que jusqu’à la compagnie on en a dutemps! Ici, il n’y a qu’un peloton, sous la commande du lieutenant Duma.Vas au travail, soldat, et peut-être qu’un jour tu vas l’apercevoir.Jusqu’alors...

Mitiţă rentra désorienté et attristé. Ses pensées couraient versl’instant attendu, lorsqu’il aura peut-être la chance de le rencontrer, lesyeux toujous aux aguets. La nuque, en sueur, avait commencé à lui fairedu mal, et la peur qu’il n’allait plus jamais le voir le saisit; sur le tard, il lesentit, selon le frémissement spécial dont les soldats maniaient les pelleset les pics.

Il sortit devant lui, tremblant d’émotion:– Camarade lieutenant, permettez-moi de rapporter. Je suis le sol-

dat Şoican Dumitru, dit-il clairement.Le lieutenant semblait empressé et préoccupé. La voix du soldat

le surprit de manière désagréable.– Et qu’est-ce que tu as, donc, à rapporter?– J’ai été envoyé ici par mon désir de travailler comme topographe.

On m’a dit que vous en aviez besoin, mais non pas pour être une pelle deplus.

La moustache à peine poussée, l’officier, qui se trouvait dans sadeuxième année d’activité, n’était pas l’homme des situations imprévues.C’est pourquoi il se décida de mettre fin à tout écart de la discipline:

– Et qu’est-ce qui te fait croire que tu serais une pelle de plus? iciaucune pelle n’est de plus, soldat. On a donc besoin de toi, non plus…

– Mais je pourrais être plus utile en tant que topogarphe, insistaMitiţă, désespéré

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– Si on avait eu besoin de vous, on aurait exigé votre présence làoù vous prétendez, dit le lieutenant, tandis que la troupe les regardait,blasée.

Discussion close, son sort semblait scellé. De plus, il dut supporterles blagues des collègues qui considéraient que”mademoiselle” voulaits’arranger un poste plus chaud.

– Tiens! topographe! Qu’est-ce que ça que topographe? montrasa curiosité quelqu’un pendant la pause du dîner.

– Eh bien, c’en est un qui trotte ci et là, les mains au dos et te disce que tu dois faire, se sentit obligé de lui expliquer un autre.

– Ah! S’eclaira le premier et, pesant du regard Mitiţă, s’esclaffa.Les jours passaient, la montagne cédait difficilement devant les

fourmis qui voulaient déchirer sa poitrine. Des milliers, des dizaines demilliers, des millions d’années avait-elle résisté aux tempêtes, aux ava-lanches, aux torrents, au gel et à la sècheresse et rien ne l’avait atterée.Dans son indifférence, elle semblait mépriser ceux qui lui arrachaient parla dynamite, par la machine du bulldozer quelques copeaux en pierre. Etquelquefois elle les punissaient également.

Un jour, le temps d’une pluie drue, froide, commença, après lesavoir épuisés par l’ardeur des pierres surchauffées.

La pluie continuait de tomber menaçante, d’en haut. Les quelquestoiles de tente, qu’avaient emportées ceux prévoyants, s’étaient avéréesinsuffisantes. La pluie, froide, de la montagne, avait apporté son goûtdans la soupe de caserne, la multipliant et la diluant en même temps. Lesbulldozeristes mangeaient dans la cabine, hôtes hospitalières pourquelque novice insistent, la gamelle à la main. Ceux qui n’avaient rien deplus, mangeaient en-dessous les outillages. Mitiţă s’était abrité sous unrocher. L’eau de la pluie en menus ruisseaux bouillants, comme de petitsserpents agités, chariaient la roche écrasée de leur chemin. Sous la rochevint un autre soldat, couvrant sa gamelle du casque.

– Qui veut encore du premier plat, cria, sous la pluie, le cuisinier.Mitiţă se leva timide, avec l’envie de lui demander une portion de

plus. Celui qui était venu à son côté, se mit à humer, conscientieusement.D’un pas incertain, glissant sur les pierres humides, Mitiţă arriva à

la remorque, d’où le cuisinier distribuait à l’aide d’une louche, le liquidefumant.

– Prenez gaaarde! entendit- on soudain un cri. Par instinct, Mitiţă,renonça à tendre les bras pour reprendre la gamelle pleine.

Derrière lui, la roche sous laquelle il s’était abrité s’écroulait, ron-gée par la pluie. Le cuisinier lâcha la gamelle qui s’effondra au-dessus latête protégée par le casque. Mitiţă sentit le liquide brûlant s’écouler pré-cipitemment le long de son échine dorsale. Il hurla de douleur, essayant

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de détacher, le plus vite possible, les vêtements de son corps. Le casques’envola par-dessus le veston déboutonné prestement, tandis que sous laroche, un autre hurlement, un cri inhumain de douleur recouvra le sien.La roche, en tombant, avait pris une jambe du soldat qui s’y était abrité.Les soldats se lancèrent dans l’essai de déplacer la roche à l’aide desbarres métalliques. Dans les gamelles abandonnées à la hâte, la pluiecontinuait de faire à sa tête.

– Mais mets en mouvement un bulldozer, sapristi, cria quelqu’unde la foule.

Vasile, sous le bulldozer duquel s’étaient à peine glissés quelquesuns, appuya longuement la touche du moteur auxiliaire. On pouvait àpeine distinguer les cris de celui écrasé sous la roche, le crépitement dupetit moteur et le voltigement du grand moteur. Enfin, le moteur démarra.

Le silence descendit dans toutes les âmes. Même le soldat blessése tut, gémissant, épuisé. Après quelques efforts, la lame du bulldozers’enfonça sous le coin aigü de la roche.

– Lorsque je lève, quelqu’un le tire en dessous par les épaules,cria désespéré, la voix éclatée, Vasile.

Le bras du pantalon militaire montait comme un tuyau de poêle,au-dessus lequel était passé un camion. Du tissu rougi par le sang,s’égouttaient des gouttes rouges de sang et d’eau de la pluie. Porté surles bras, le soldat s’était évanoui. La patte du pied pendait écrasée aubord de la roche.

– Qu’on lie sa jambe au-dessus le genou, arrêter son hémorrhagie,se trouva dire Mitiţă.

Les soldats exécutèrent silencieux. Les lacets d’une botte avaientserré la partie saine de la jambe.

Ils le montèrent dans le coffre rempli de marmites. Le chauffeurdemarra, troublé, tandis que le cuisinier descendit presque de la marchelui criant de prendre soin de la nourriture (qu’elle ne se refroidisse pas) etdes marmites. Beaucoup plus tard, il se rendit compte que ce qu’il avaitdit était absurde. Le chemin jusqu’à Cumpăna était long et difficile. Certes,jusqu’à la tombée de la nuit, il avait juste le temps de rentrer.

En silence, reprenant leurs outils, les soldats se dirigèrent vers lecamp.

Pressé pour être le premier, le cuisinier ouvrit la file, tandis queMitiţă, comblé par la pensée qu’il aurait pu se trouver lui-même sous laroche, réussit, tant bien que mal, à se revêtir et se lever de la pierre où ils’était écroulé, brisé d’effroi.

Devant les baraques en B.C.A. les attendait l’adjudant. Silencieux,il les laissa entrer dans les dortoirs froids, sans plus les obliger à nettoyerleurs chaussures, comme il faisait d’habitude, signe que le cuisinier l’avait

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renseigné au sujet de ce qui s’était passé.– Que le soldat Şoican se présente chez le camarade lieutenant

Duma, dit’il en responsable du dortoir, sans apercevoir Mitiţă.– Il est resté en arrière avec Malinovski et Motica, lui dit tranquil-

lement quelqu’un. Il aurait pu y être pris aussi, ajouta-t-il en tant qu’ex-cuse pour le fait qu’il n’était pas venu avec eux.

– Je sais . Lorsqu’il arrive, qu’il aille chez le lieutenant.– Entendu…Une fois arrivé dans le dortoir, le potage de ses vêtements avait

été depuis longtemps lavé par la pluie, et il ne sentait plus la cuisson desa peau. La pensée qu’il aurait pu être écrasé sous cette roche-là, l’avaitcomblé.

– Vas chez le lieutenant, lui dit le chef du dortoir.Sourd, envahi par ses pensées, Mitiţă ne lui répondit pas.– Héééé! tu n’entends pas? Le lieutenant a dit que tu y ailles!Sur le tard, Mitiţă se leva et se dirigea, anémique, vers le dortoir

des officiers. Il frappa à la porte sans attendre la réponse.– Dis, que s’est-il passé? lui demanda le lieutenant dès son en-

trée.Tari par le poids de sa propre pensée, Mitiţă ne lui répondit pas.– Eh! Allez, vas-y. sois un homme. J’ai entendu dire que tu as

echappé belle, tu aurais pu y être, toi également, le poussa le lieutenant,s’assayant plus commodément sur la chaise.

Sans attendre l’invitation, Mitiţă s’affaissa sur une chaise, pétris-sant la casquette dans ses mains. L’eau dégoulinait lentement de son ves-ton, s’amassant dans de petites flaques sur la surface du PF de la baraque.

– Enfin, commença-t-il avec difficulté. On mangeait. Il est venutout près de moi. Je me suis levé pour prendre un supplément, et derrièremoi, la roche s’écroula. C’est peut-être à cause de la pluie qui l’avait ron-gée dessous. Elle était crevée par les explosions précédentes et il ne fallaitque la faire mouvoir doucement et elle aurait été toute prête…

– Eh bien, soldat, si tu l’as su, pourquoi, parbleu, t’es-tu assis au-dessous d’elle? Puisque si tu ne t’y étais assis, l’autre n’y serait pas venuet il aurait échappé sain et sauf

En fin de compte, Mitiţă se retrouva mis à la porte, poursuivi parla furie du lieutenant qu’on allait considérer responsible de l’accident.

Il avait senti que le lieutenant souffrait à cause de ce qui s’étaitpassé et qu’il craignait les conséquences qui planaient; supposait-il, au-dessus de sa tête.

Tard, sur le soir, dans un silence pesant, on entendait le bruit del’auto de celui qui était parti avce le blessé. Il était arrivé avec lui à Cur-tea-de-Argeş où on l’avait opére tout de suite. Le chauffeur leur dit que

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les médecins l’avaient assuré que tout allait se passer bien, mais il soup-çonnait que le soldat allait rester boîteux.

„ Qu’il serait bon un peu d’eau-de-vie”, pensa Mitiţă, tandis qu’ilse recroquevilla sous la couverture mince et âpre. L’air, humide et froid,avait pénétré dans le linge blanc, avait-il l’impression, saisissant son corps,petit à petit, dans les tenailles d’un tremblement continuel. Il s’endormitsur le tard, seulement après s’être recouvert de son manteau froissé dusac aux effets, que nul d’eux n’avait rendu au dépôt, comme s’ils avaientsu ce qui les attendait.

Lorsqu’il se réveilla, la nuit était tombée dehors. Quelques soldatssortaient des couvertures et s’habillaient des vêtements humides, se diri-geant vers la baraque où ils allaient recevoir le dîner.

Dans la salle froide, éclairée faiblement par une ampoule alimen-tée d’un groupe électrogène, les soldats s’arrêtaient, le temps d’empoignermieux les canettes en aluminium, pour que leurs doigts n’en soient pasbrûlés, après quoi, ils rentraient dans le dortoir. Dans une main ils tenaientla canette, et dans l’autre le morceau de pain avec marmelade et un cubede fromage. Le thé les dégourdit et, dans le dortoir descendit un peu dejoie, comme s’il ne s’était passé grand- chose.

À l’aube, les premiers rayons de soleil avec, les soldats se jetèrentdans les vêtements encore humides, accrochés dès le soir dans la baraquefroide aux murs de P.F.L et se dirigèrent vers la salle à manger. À la sortiede la baraque, le lieutenant Duma les attendait.

– Les commandants de pelotons, au rapport, dit, d’une voix pres-sée, l’adjoint d’intendence apparu parmi les soldats.

Les pelotons s’alignèrent, avec de lents mouvements, devant laboutique, obligeant chacun d’eux de cacher leur canette métallique ou lesgamelles en fer blanc et d’avaler les miettes de pain, mises à part audébut, dans l’idée d’en user quelques heures plus tard.

Mitiţă avait caché son morceau de pain et le fromage dans le ves-ton de caserne, tout près de la peau, renonçant à bon escient à la canetteen aluminium qu’il avait déposée quelque part, derrière une pierre enmarge de la route où la troupe devait s’aligner.

Enervé par la lenteur dont les pelotons complétaient leurs rangssur la route entre les deux baraques, le lieutenant commença à se pro-mener, nerveux, heurtant du bout de ses bottes les pierres du chemin. Ilavait oublié, depuis qu’il n’avait plus vu un appel, une réunion et l’indisci-pline, ou mieux dire la trop lente manière dont les soldats se réunissaient,commença à l’exaspérer.

– Les soldats qui entendront leur nom prendront leurs effets ettout ce qui leur appartient et vont s’embarquer dans des voitures pourPiscul Negru. Un pas en avant, leur dit-il, lorsque tout rentra dans l’ordre.

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– Machédon Marin!– ‘Sent, entendit-on la voix du nommé.– Şoican Dumitru.– Răboacă Ştefan!– Malinovski Ştefan!– Motică Dumitru!– Călău Vasile!Une voiture se remplit avec ceux appelés: la majorité était formée

des témoins de l’accident qui s’était produit un jour auparavant. La voituredémarra prestement, en les emmenant à Piscul Negru. D’une place à l’au-tre, ils rencontraient, perchés sur le talus de la route, les soldats des dé-roctages, démolant les débris des roches accrochées au-dessus lamontagne, prêts à déguerpir au moindre ébranlement.

Le chemin montait avec chaque kilomètre, quittant, en fin decompte, la forêt, s’enfonçant dans le marais qui avait avalé, une annéeauparavant, un bulldzer, s’arrêtant finalement devant d’autres baraques,aux murs plus nouveaux, signe qu’on les avait récemment dressées. Lesmontagnes alentour n’avaient rien de noir dans leur parure et personnen’aurait pas pu expliquer pourquoi appelait-on l’endroit Piscul Negru.

La fôret avait disparu, demeurée dans la vallée, et laissant la placeaux patûrages, abandonnés par les troupeaux et les animaux sauvages,chassés par les constructeurs, par ceux qui allaient laisser derrière euxune grande route téméraire, une artère d’asphalte, ajoutant quelque choseet reprenant autre chose de la majesté solenelle datant des millénaires.

Muets et dignes, les soldats descendaient de la voiture, faisanttinter les armes comme pour une attaque, un assault final de la nature etde l’imprévu, attendant à tout moment de changer les armes pour despelles, afin de mettre en place quelque chose dont ils allaient se souvenirà tout jamais.

À Piscul Negru, la situation des nouveaux arrivés ne changea nul-lement. Mitiţă était toujours à la pelle, à côté des autres. Mais ici, la mon-tagne était plus âpre, l’air plus tranchant. La lutte avec la montagne étaitun peu plus difficile.

L’acharnement de la lutte entre l’homme et la pierre se déployaittout le long du chemin. Le plus avancé point de travail était à quelqueskilomètres de Piscul Negru, à Capra. Pour l’instant, la route jusque là,montrait comme une plaie profonde et récente dans la chair de la mon-tagne, parsemée par la sage troupe de déroctages, s’essayant de la sutu-rer à l’aide des pikammers et du tolite sur les portions graves. Le souffledes explosions avait balayé les derniers restes de fôret qui s’était hasardéejusqu’en marge du chemin. Une fois l’automne venu, le groupe de l’avan-cement proprement-dit perdait de plus en plus de temps pour arriver au

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travail. Il fallait faire vite pour résoudre leur hébérgement dans un pointle plus rapproché possible de l’endroit de travail.

Le soleil de midi trouva Mitiţă dans la rigole d’égoût qu’il se donnaitla peine de finir de la pelle et du pic. À un moment donné, du bout sudde la route, les soldats posaient leurs pelles ou descendaient des buldo-zers, pour se réunir autour de quelqu’un, puis, après quelque temps, mon-taient de nouveau à leurs places, continuant leur travail. Bientôt, cemouvement arriva tout près de Mitiţă. Un officier, mieux dire un capitaine,aux enseignes techniques sur les épaulettes, les invita, d’une voix douce,à s’approcher.

De taille moyenne, mince, zvelte, front bombé, les yeux cernés etde riches sourcils sans être touffus, l’officier semblait ne pas accorder unetrop grande attention à la tenue.

Au-dessus l’uniforme poussiéreux, la courroie du porte-carte pen-dait tordue et allongée plus qu’il n’aurait pas été nécessaire, laissant pen-dre le port-carte jusqu’aux dessus les genoux. Les bottes de l’officier,légères, étaient pleines de la poussière rougéâtre de la route récemmentfrayée.

– Eh bien, les garçons, aimez-vous cette voie ouverte? leur de-manda-t-il d’une voix calme.

Les soldats le regardaient sans comprendre à quoi se rapportait-il, précisément.

– Eh comment l’aimer, camarade capitaine? Mais c’est pas de notrefaute! Puisque nous travaillons sans aucun plan de situation ni, au moins,une boussole. On ne peut déterminer aucun élément, se retrouva Mitiţădire, dans la stupeur générale.

– Et de quoi aurais-tu besoin, soldat?– Au moins une latte et un niveau à bulles d’air, puisque des jalons,

on peut s’en procurer de quelques pieux plus polis. Et, bien sûr, le plan desituation aux profils projetés, autant longitudinaux que transversaux. Vousvous rendez compte que sans côtes ni autres instruments, on ne peutfaire grand-chose, comme ça, en pesant du regard, dit Mitiţă, hardiment,en s’approchant davantage.

– Les soldats lui frayèrent voie, volontiers. Heureux de ne pas êtreeux-mêmes questionnés.

– Quel est ton nom, soldat, et quelle est ta spécialité?– Je suis le soldat Şoican Dumitre. Dans la vie civile j’ai été pro-

jecteur et constructeur.– Vraiment! Et depuis quand es-tu ici, s’il te plaît?– Depuis quelque deux semaines.– Enchanté. Je suis le lieutenant Stanciu, dit-il, en lui tendant la

main.

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Mitiţă la lui serra, en silence. Il était accompagné par un soldatmalingre, à la tête étrangement grande, terminée dans sa basse partiepar un menton large, et en haut par un front étroit couvert de cheveuxen broussailles, qui sortaient du bonnet.

– Et lui, c’est mon aide pour ces endroits-ci, continua-t-il, montrantde la main son compagnon.

– Parmac, Duţă Parmac, dit le nain lui tendant la main. Et si tut’occupais un peu de transposer en pratique le projet, dit, de la mêmevoix tranquille le lieutenant.

– Je vous en serais reconnaissant.– Il n’en serait pas nécessaire. Je crois que tout homme à sa place,

ce serait beaucoup mieux pour ce chantier, dit le capitaine.– Viens avec nous, le conseilla Parmac d’une voix sifflante et grêle,

difficile à rendre par un autre humain.– Laisse ceci chez nous, lui dit l’un de ceux dans la compagnie

desquels il avait travaillé.Mitiţă posa le pic et la pelle, suivant son supérieur.– Tu auras, dorénavant, ce garçon-ci en tant que spécialiste à exe-

cuter la route, dit l’officier au commandant de compagnie, qui se tenaitdevant une carte qui représentait une portion de la route.

– J’en avais justement besoin, répliqua le capitaine Hurezeanu, lecommandant aux pouvoirs complets, dans la solitude de la montagne. Re-gardez un peu à ce qui nous attend dans le bref délai. Il faut déménageren haut, toujours en haut. Et je ne sais pas quand. De ce côté du mondel’hiver s’amène tôt. On a juste le temps de saisir le goût de l’été, que lesmontagnes de neige sont à la porte des baraques.

– C’est pourquoi, je vous dis qu’il serait bon que vous ayez un spé-cialiste. Il se peut que j’arrive de plus en plus rarement par ici, et je nevois pas un autre amateur de passer l’hiver ici. Tu lui donnes ce dont il abesoin, tu l’aides avec ce dont tu peux le faire, et je pense que les chosesvont aller leur train, dit le lieutenant Stanciu en tapotant légèrement Mitiţăsur son dos.

Récemment consacré topographe, Mitiţă retrouva d’insoupçonna-bles ressources d’énérgie. Le long de la journée, il arpentait la portionconfiée du chantier, Malinovski à sa suite. Il avait instruit Malinovski et luiavait fait apprendre de tenir une stadia. La première fois qu’il lui permitde regarder par le théodolithe, ce fut tout un cirque, puisque le garçonne comprenait nullement pourquoi devait-on y voir celui qui tenait la sta-dia, les jambes en l’air. ”Que ce soit, au moins, une femme, à la jupe!”lança- t- il une grossierèreté. Dorénavant, il sait ce qu’il a à faire. LorsqueMitiţă levait le bras droit latéralement, Malinovski se déplaçait de ce côté-là jusqu’à ce qu’il voyât que l’autre levait les deux bras. Lorsqu’il voyait

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un seul bras, il s’éloignait en ligne droite, lorsque le bras s’agitait il s’ap-prochait. Et ce n’est qu’après une demi-heure d’instruction que Malinovskidevint aide topographe. Il avait échappé à la pelle. Rien qu’à présent,selon ses dires, il commença à faire la concurrence des chèvres noires,montant et descendant, les instruments au dos, vers différents points detravail. Pour plus de facilité, ils avaient déménagé dans le dernier campprovisoire, d’où ils voyaient, le matin, le chantier ondoyer dans la vallée,les plaies profondes du plateau de la montagne, que le mont devait ac-cepter. Ici, ils vivaient plutôt parmi les artificiers et les génies militaires,garçons vifs, sereins, en dépit du fait qu’ils travaillaient avec les explosifs,qu’ils étaient tout le temps menacés par la pluie de pierres. À quelquescentaines de mètres de la cabane, le mont se dressait brusquement dansdes écueils hardis, aux pieds desquels la rivière avait frayé difficilementson lit et butait continuellement contre les rochers, se jetant ensuite dansla vallée, en tourbillons et chutes spectaculaires. Dès le lever du soleil,des centaines de soldats commençaient leur marche silencieuse, respirantprofondément l’air raréfié. Sur la pente sud, le long des kilomètres du ver-sant Făgăraş, la colonne vive, pareille à une géante chenille café au lait,avançait à peine, dans un épuisant va-et-vient; des gens portant des sacsà azoté d’ammonium nécessaire aux déroctages qui allaient déchirer mètrepar mètre la roche pour frayer le chemin. Les artificiers, les uniformes ta-chés de sueur et de poussière, râpés aux endroits où on les frottait le plusà la pierre, les casques en plastic marron sur la tête, plaçaient des mâ-chepers de tolite aux points indiqués par les topogarphes.

Ce jour-là, Mitiţă et Malinovski étaient arrivés au point de travaildésigné, juste au moment du repas. Les soldas sortirent de leurs ceinturesles cuillers en aluminium, dont ils frappaient conscientieusement lesmarges des écuelles. L’air de la montagne leur ouvrait l’appetit, commejamais auparavant. Ils mangeaient soigneusement, en silence, jetant, detemps à autre, un coup d’oeil vers la crête montagneuse où un nuage noir,mauvais, avait commencé à montrer son aile. Ils finirent vite, les garçonsne s’adonnèrent plus à l’habituelle cigarette, pour la seule raison qu’ils yavaient, tous, renoncé. Dès leur arrivée, l’adjoint les avait avertis:”Si vousvoulez résister à ce travail, laissez, sapristi, la cigarette”. Ceux qui n’yavaient pas cru allaient s’en convaincre lorsqu’ils commencèrent à s’enbleuir et cracher leurs poumons, pris par quelque crise de suffocation.

Mitiţă et Malinovski mangèrent à côté des autres, pour qu’ils véri-fient, par la suite, les côtes et en établissent les nouvelles, pour l’avance-ment. Rien que la tempête, qui s’annonçait, allait tarder leur activité dece jour-là. Des grondements éloignés, amplifiés par les vallées en chau-drons de la montagne, avertissaient qu’ils devraient, tous, chercher abri.Des gouttes rares et pesantes firent que le cuisinier enlève rapidement

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son”boutique”, mette les couvercles sur les marmites. Il n’avait plus letemps de repartir avec elles.

L’orage se déchaîna brusquement, le vent se mit à souffler, l’au-tomne se refugia dans la vallée et ici, sur les sommets, un début d’hivers’installa. Les gens se recroquevillèrent, chacun au hasard; Mitiţă et Ma-linovski s’étaient cachés sous la remorque du cuisinier.

– Et si on partait à la cabane, opina quelqu’un.– On va nous tremper de toute façon, intervint l’adjointLa nuit se fit tout aussi brusquement et seuls les éclairs et les fou-

dres déchiraient cette soirée du beau milieu de la journée. Les gens re-noncèrent à partir. Mitiţă compta au début, après chaque décharge, pourse rendre compte de la distance où s’était déchaînée la foudre. Puis, il yrenonça puisque les nuages tourbillonnants flottaient de si près qu’il n’yavait plus de sens. Ils se tenaient sur la place, étourdis par la profondevibration de la montagne, abasourdis par le dévergondage des éclairs;certains criaient à leur insu un” mère!”, ils étaient comblés, écrasés. Sou-dain, le crépitement brutal de la foudre se confonda à un grondementrapproché, et le trépignement des gouttes pesantes fut doublé par unepluie de pierres. Un coup violent fit gémir la rémorque du cuisinier, à tra-vers les lattes de laquelle se mirent à s’écouler du potage et de la sauced’haricots, l’eau à la fois. Ils sortirent à quatre pattes, par instinct, voir,sous la pluie, une énorme pierre qui s’était arrêtée au-dessus les marmitesqu’elle avait aplaties.

– Qu’est-ce que c’est que ça? hurla l’adjoint.– Sapristi! cria un autreLes autres s’approchèrent, furtivement, sortis du -dessous les ou-

tillages.– La foudre s’est déchargée dans l’installation du déclencheur!– Pourquoi n’avez-vous pas enlevé l’explosif de ses moules?– Mais est-ce qu’on en a eu le temps? La tempête s’est ruée sur

nous.Sur l’endroit en question, un immense entonnoir marquait le lieu

où les artificiers avaient mis le tolite.– On a fait économie de courant électrique. La foudre a fait le tra-

vail à notre place.– Et si elle tuait quelqu’un?L’adjoint les réunit, ils étaient tous, et leur ordonna de se diriger

vers la cabane. Tout en protegeant le théodolithe, Mitiţă partit dans le cor-tège des silhouettes pelotonnées, sur lesquelles l’eau ruisselait à son gré.

Andrei Şoican arriva, tard dans la soirée, dans la gare de Curteade Argeş. Aucune auto ne partait plus à cette heure-là vers la montagne.Il avala quelques gorgées de la bouteille apportée pour le fils, mâcha

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quelque deux morceaux de la tarte que sa femme envoya toujours à leurfils et s’assit sommeiller dans la salle d’attente. Le matin, il réussit à mon-ter dans un camion qui allait à Vidraru. Dès qu’ils avancèrent parmi lesmontagnes, le vieillard commença s’étonner, sans savoir qu’il éprouvaitles mêmes sentiments qu’avait vécus son fils, Mitiţă, des mois auparavant.Et ils montaient toujours.

– Mais où travaille-t-on?– Sur le Transfăgărăşan.– Le Transfăgărăşan est grand. À quel point précis? Le vieillard

fouilla dans ses poches, sortit sa dernière lettre et lui dit:– À Braia.– Ah! Long chemin. Vois, une voiture qui y va porter des aliments

pour t’y emmener aussi.Comme il marchait, la bouteille à la main, il trouva un chauffeur

bienveillant qui lui dit qu’il n’allait pas jusqu’à Braia, mais qu’il allait l’yamener, pour la moitié de la route.

Le vieillard arriva, poussiéreux, ébranlé jusqu’à la moelle, à Cum-păna, pour y apprendre qu’il était interdit d’avancer.

– Il est interdit pour les civils, m’sieur. Vois, un moyen de fairevenir le garçon ici.

Bougonnant à l’adresse de sa femme et du vilain, seuls à le fairepartir voir comment allait son pusillanime fils, le vieux Andrei Şoican futinvité à passer sa nuit dans une baraque.

Dans le wagon à dormir de ceux de l’avancement, placé en hautde Piscul Negru, cet après-midi là il y avait du chamaillis, comme il y enavait eu, les deux dernières semaines. Mitiţă et quelques autres artificierssoutenaient haut et fort qu’ils ne pourront pas faire avancer le travailjusqu’au tunnel, le 23 Août, tel que leurs supérieurs s’étaient engagés,s’ils ne font pas monter deux bulldozers jusqu’à Căldări.

– On est au mois de juillet et nous n’avons pas surmonté, aumoins, Piscul Negru. On se tient et on couve, dans cette vallée en chau-dron, comme des conserves.

– Et que veux-tu qu’on fasse? sauta Machidon.Il était devenu le chat à fouetter de Mitiţă, qui savait qu’il n’y avait

que Machidon, seul bulldozeriste, qui puisse monter le versant abruptjusqu’aux vallées en chaudron d’en haut.

– Tu le sais très bien.– Tu recommences. Tu veux être héros, par mon sacrifice. Je te

l’ai dit, tant de fois, j’ai parcouru la route à pied, pas à pas, j’ai mêmetrouvé une voie d’accès par où passer. J’ai aussi verifié le moteur, puisque,dans cet air raréfié il se pourrait que le carburateur n’alimente pas suffi-samment. Mais j’en ai peur, Mitiţă. Pense au point le plus maudit. Qu’allons

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nous faire? Les supérieurs non plus n’ont pas été trop enchantés à l’idée,voyant la pente. C’est quand même un bulldozer, non pas une chèvrenoire!

– Nous avons, également, manqué les permissions. Si nous yétions et que nous attaquions le travail de deux côtés, on allait finirjusqu’au 23 et on aurait pris deux semaines de permission. Mais, vu la si-tuation, avec qui?

– Machidon se gratta la tête.– J’y monte à une seule condition.– D’accord! se lança vers lui Mitiţă, en sorte que le wagon chan-

cela.– Tu m’accompagnes.– Quand?– Maintenant.Machidon resta bouche bée. Il ne s’y attendait pas. Mitiţă et deux

artificiers l’emmenèrent et il se reprit à peine dans la cabine du bulldozer.– Va. Suis moi.L’auxiliaire crepita, le moteur râla à quelques reprises et il com-

mença à ronronner. En se penchant dehors, Machidon leur cria:– Et si on nous demande, qu’allons nous faire, que répondrons

nous?– On va voir. Allons-y!Mitiţă, accompagné par un artificier en avant, le mastodont de-

marra difficilement, comme pris d’un soupçon, à leurs traces. Ils s’étaientengagés sur la pente par le biais, le bulldozer s’emballa, tel un avion audébut de la piste, les pistons frappaient puissamment et lourdement, il sehaussa sur le versant, coléoptère maladroit surmontant les pierres.

Après les premiers mètres, de la cabine inclinée, Machidon, qui,les leviers à la main, était tout autre, leur cria:

– Prenez garde, mes chéris, que je ne vous batte pas comme plâ-tre.

Lentement, se balançant tel une cane paresseuse, le bulldozer ga-gnait mètre par mètre. Après une demi-heure de marche, ils étaient pasmal montés sur la pente, bien que l’outillage avançât tout soigneusement,tel un animal prudent à travers un marais dangereux. Ils avaient parcourula plus facile partie du trajet. Pour réduire l’inclinaison latérale du bulldozer,Machidon fit une manoeuvre et obligea le colosse d’affronter corps à corpsla côte. Quelques poufs et le moteur se noya. Tous regardèrent hébétésle dernier rouleau de fumée sortir du tuyau d’échappement.

– Qu’as-tu fait?– Sapristi!Machidon sauta à terre et releva vite la capote. Lorsqu’ils exami-

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nèrent la vallée, ils virent des groupes de soldats qui s’étaient réunis etles observaient. C’est à ce moment précis que Mitiţă se dit qu’ils avaientpeut-être fait une bêtise qu’ils allaient payer trop cher. Sutout Machidon.Celui-ci sortit la tête du moteur, cracha, jeta un bref coup d’oeil en arrière,enregistra lui aussi l’agitation du camp mais il n’y avait plus rien à faire. Ilmonta soigneusement dans le bulldozer, craignant que son propre poidsne fasse pas dégringoler l’animal dans la vallée, fit grincer l’auxiliaire, es-sayant de convaincre le moteur à démarrer. En vain. Machidon se tint im-mobile pour quelques instants, à l’écoute de quelque chose dont il était leseul à connaître. Sauta vivement à terre, et enfonça de nouveau sa têtedans le moteur. Lorsqu’il descendit, il marmonna comme pour lui-même:

– S’il ne part non plus, on n’a qu’à le pousser dans la vallée, nousà sa suite.

– Qu’en a-t-il?– L’air! Trop peu. La motorine est bonne mais elle ne fait pas ex-

plosion. J’ai augmenté le nombre de tours au maximum. Voyons.Lorsque les premiers rouleaux de fumée jaillirent du bout du

tuyau, les quelques militaires éclatèrent de joie.”En bas, d’autres éclatsleur répondirent, signe que leurs moments dramatiques avaient été res-sentis de même par ceux du camp. Le grand moteur s’emballa, Machidonse lança dans la cabine et commença la danse des commandes. L’animalen fer prit la pente du devant, obéissant, bien nourri par le combustibleet l’air. Comme à l’attaque, les autres, déployés en ligne de fantassins,avançaient avec le bulldozer à la fois. Tout semblait aller bien jusqu’à ceque les roues chaussées de chenilles commencèrent à tourner sans profit,glissant, mordant le sol mince de la montagne. Le moteur tirait de toutesses forces, projetant seulement des morceaux de terre et des pierres. Ma-chidon avait réduit le nombre de tours, et sortit de vitesse. Il alla droit àMitiţă.

– Hé, toi, le sage, qu’allons nous faire?Mitiţă haussa les épaules, défait. Et ils en avaient pour si peu!– Six! les avertit quelqu’un.Tous tournèrent les regards vers la vallée. Un officier montait vers

eux, tout en sautant prestement, d’une pierre à l’autre.– Qui l’avait emmené, celui-ci, chez nous? à cette heure? Les of-

ficiers se tiennent à Piscu Negru.– C’est le lieutenant Stancu, soupira Mitiţă, préparé pour le pire.En quelques minutes, l’officier arriva, tout essouflé, auprès d’eux.– Bonjour, camarade lieutenant, saluèrent-ils.– Salut, mes braves! leur répondit-il après avoir repris haleine.Il tourna autour de l’outillage, partit en avant, observa le terrain

plus loin et retourna.

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– Hm! Et que voulez-vous faire maintenant? Si vous y êtes, c’estbon.

Les visages des gens s’éclairèrent.– Ce mamelon nous embrouille, autrement on aurait été tout haut.– Et qu’allez-vous en faire?– Je ne sais pas.– Qu’on s’en aille dans le camp appeler le caporal Spiridon et

quelques uns de ses proches, avec du tolite. On enlève le mamelon et ony fait une plate-forme ici, où on va placer le bulldozer.

Quelques uns déguèrpirent rapidement dans la vallée, dans lecamp se produisit de l’agitation et un groupe de soldats commença à re-monter la pente. Lorsque les gens de génie militaire crièrent “ça brûûllle!”chacun s’abrita par où il put. Juste sous le nez du bulldozer, la lame en-foncée dans la terre, un petit volcan se creusa, crachant de la pierre detous côtés. Après la deuxième série d’explosions, devant l’animal, il y avaitun terrain inculte. Machidon dans la cabine:

– C’est le mien!Il mit en fonction le moteur, l’emballa et, obéissant, le bulldozer

surmonta la marge de l’excavation, après quoi, laborieux, il se mit à polirl’endroit, pour y faire une plate-forme. Pendant ce temps, le soir tombait,comme toujours en haute montagne, plus tôt. Le lieutenant Stanciu avaitrepris la commande de cet essai risqué, et Mitiţă reprit courage.

– On pourrait arriver tout en haut, camarade lieutenant.– C’est à ce que je pensais. Machidon, fraie le chemin de ce côté-

ci, avec la lame, réduis la pente par ici, puis libre cours jusqu’à la valléeen chaudron. Puisqu’on a commencé, allons mettre à bon bout ce travail.

En projetant deux moustaches de lumière, qui sautillaient en dés-ordre, le bulldozer se mouvait tantôt en avant, tantôt en arrière, élargis-sant un pli du terrain. Machidon descendit ensuite, s’avança tout seul surla dernière portion du trajet, on le voyait tel une ombre, à la lumière desphares, puis il revint. Plus il faisait noir, plus leur essai semblait plus risqué.Le lieutenant Stanciu cria à Machidon:

– Suis-moi! et il partit tout droit.Ils se déplaçaient prudemment, butant souvent, on ne voyait

qu’en avant le sentier hésitant, frayé par les phares, à la lumière desquelsmontait le lieutenant, comme s’il remorquait le bulldozer. On n’entendaitque le souffle asthmatique du moteur. Ils montaient toujours, montaient,jusqu’à ce que, à un moment donné, les roues se mirent de nouveau àpatiner. Machidon emballait désespérément le moteur. Le lieutenant s’ap-procha de l’outillage, en courant.

– Maintenant n’arrête pas, car on va voir jaune! lui cria-t-il. Lebulldozeriste acqiesça de la tête, signe qu’il avait compris.

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Un jet d’étincelles jaillit du tuyau d’échappement. Comme il mon-tait en pente, les roues arrière, sur lesquelles l’outillage pesait plus lour-dement, avaient creusé un sillon profond, le colosse s’inclinait toujoursplus, dangereusement même. L’officier lui cria de nouveau, alarmé:

– Ça ne va pas, il s’incline. Sauve-toi, Machidon! Arrête et sauve-toi.

Acharné, le bulldozeriste semblait soudé aux commandes. Il ré-duisit brusquement le moteur. Affaibli, le bulldozer s’inclina encore, da-vantage, puis, peu à peu, s’essaya d’avancer.

Il sortit du sillon frayé au début, les phares projetèrent la lumièrevers le ciel, puis la fit redescendre, éclairant tout droit la route. Sans plusavoir quelqu’un devant, Machidon conduisait seul l’outillage vers la margesalvatrice de la vallée en chaudron qu’il surmonta dans un dernier effort.Lorsqu’il descendit de l’outillage, il se sentit embrassé! L’officier le tapotasur les épaules. Ils étaient éreintés, tous.

Dans le camp on les accueilla comme des héros. Et ce n’était qu’àprésent qu’ils sentaient tout le poids de ces heures-là. Autour de l’officier,de Machidon et de Mitiţă tournoyait tout le monde. Răboacă, un autrebulldozeriste, s’approcha du lieutenant et lui demanda, embarrassé enquelque sorte:

– Ne serait-il pas mieux qu’il y ait là, dans la vallée en chaudron,deux bulldozers?

Sa question provoqua un éclat de rire. On lisait sur sa figure ledésarroi et l’envie de n’avoir pas été, lui, à la place de Machidon.

– Demain, les enfants, demain on va voir! Maintenant, éteignez lalumière et couchez-vous, car cela nous suffit largement.

Ils avaient à peine executé l’ordre qu’un cri retentit:– Şoican! Şoican!– Oui, répondit Mitişă.– Ton père t’attend à Cumpăna.Mitiţă regarda éberlué l’officier. Celui-ci médita un tout petit peu

et lui dit:– Şoican, ça oui, ce fut une bien dure journée. Je vais parler à

ceux des transmissions pour qu’ils te donnent une auto. Ça le vaut.Le vieux Andrei Şoican non plus n’avait pas trop le temps de dor-

mir. Dans sa baraque s’étaient réunis plusieurs soldats qui avaient répéréla grosse bouteille qu’ils se faisaient passer de l’un à l’autre, soigneuse-ment, comme dans un rituel, dès la lumière du jour. Ils n’avaient depuislongtemps goûté pareil vin.

– Et vous dites que votre fils travaille à Braia?– Mais oui, là...Le vieil homme commença à s’alarmer de ce qu’on lui laissait en-

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tendre, et il porta, lui aussi, instinctivement, la main vers la grosse bou-teille, poursuivi par les yeux d’un air réprimandeur.

– Ils n’ont pas d’air, les pauvres.– Comment ça, pas d’air?– Mais l’altitude. Ils travaillent avec des masques d’oxygène, et

ceux qui ont des souffrances des poumons en gardent même pendant lanuit.

– Vous ne sentez pas, viel homme, qu’on n’en a pas trop ici nonplus? Bien que nous soyons loin, dans la vallée par rapport à eux.

Le vieillard tendit la main en l’air comme pour le toucher et futd’accord: il y avait tant de fumée dans la baraque qu’on y respirait à peine.Les braves fumaient comme un turc, puisqu’ils avaient l’aubaine de la bois-son.

– Le dimanche, on leur donne une portion supplémentaire d’oxy-gène pour qu’ils se reprennent, sentit un autre le besoin d’ajouter.

– Et la nourriture? Puisque mon garçon était, de toute façon, frêle.Il a été à l’hôpital, et j’avais réussi à le faire entrer courrier lorsqu’on l’avaitemmené.

– Mais qu’importe la nourriture lorsqu’ils soufflent à peine, conti-nua le plus finaud, puisqu’il ne réussissait pas à trouver autre chose.

Le vieux s’imaginait déjà le garçon étendu sur le brancard, lemasque sur le visage. Et comment allait-il lui dire, vu les conditions, queson aimée vivait avec un autre?

– Et à voir...lorsqu’ils commencent les déroctages.– Qu’est-ce que c’est que ça?– Ils font éclater des montagnes toutes entières.– Ah!Toujours plus légère, la grosse bouteille continuait à faire la ronde,

de l’un à l’autre.– Avez-vous fait la guerre, vieil homme?– Fait.– Savez-vous ce qu’est la préparation pour l’artillerie?– Pas trop.– Lorsqu’on fait voler des obus mètre par mètre qu’il n’en reste

plus brin d’herbe.– Ah.– Et bien, c’est rien par rapport à ce qui se passe lorsqu’on com-

mence à dynamiter en haut.– Les montagnes grincent, ils s’écroulent en poussière.– Et il y en a beaucoup de morts?– Ils meurent, oui. Et ils viennent dans la vallée et choisissent

parmi nous.

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Celui qui parlait tendit la main pour s’emparer de la grosse bou-teille, l’âme lourde à son gré, mimant avec talent le désespoir.

– C’est notre tour maintenant. Demain, l’autre demain ils vontnous prendre.

Il avait porté la grosse bouteille vers la bouche et l’y maintint, tan-dis que la pomme d’Adam montait et descendait.

– Hé, Costache! Laisse pour nous aussi, puisqu’on nous prend,nous aussi! C’est toi qui l’as dit, le ramena au thème un autre envieux,tout aussi habile à mettre en scène l’histoire, mais également la grossebouteille.

Celui en cause s’arrêta, pesa ses camarades:– Oui, oui, c’est moi qu’on va emmener le premier!Et il en prit une autre gorgée pour la consternation des autres.

Dehors, on entendit s’approcher un camion.– Oui, vieil homme, nous tous y arrivons!Andrei Şoican était si ébranlé qu’il n’osa plus tendre la main pren-

dre la grosse bouteille à la bouche de ces garçons, rubiconds et sains, àprésent, bien nourris, qui allaient devenir bientôt des fantômes, lesmasques sur les visages, comme il en avait vu à la guerre, et avec rationd’air, d’oxygène.

– Et nous n’avons pas la chance d’un père comme vous êtes, quivienne apporter une grosse bouteille de vin, pareil à celui-ci, de temps àautre.

Le vieillard aurait voulu trouver des mots qui les consolent….Brus-quement, il se souvint des tartes. Il en sortit et dans quelques minutes,elles disparuernt aussi, chacun avalait en silence comme à un office denuit. Quelqu’un secoua la grosse bouteille. En vain. Elle aussi, elle étaitmorte. La constatation les attristait davantage.

Dehors, des pas lourds se firent entendre et la porte s’ouvrit lar-gement. Sur le seuil se montra un soldat solide, dans la tenue habituellede ceux du chantier, délavée, rongée, en contraste avec le visage de celuiqui la portait. Le vieil Şoican ne le reconnut que lorsque celui’ci dit:

– C’est ici que tu t’es caché, père?– Mitiţă. Tu es vivant?Mitiţă regarda étonné le vieil homme, vit la grosse bouteille, les

regards furtifs des soldats qui, voyant ses tresses de sergent se levèrentgénés.

– Et pourquoi ne serais-je pas vivant?– Mais est-ce que tu as de l’oxygène?À ce moment précis, Mitiţă comprit tout ce qui s’était passé. Et il

éclata de rire, tandis que les soldats se glissaient, embarrassés, vers laporte.

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– Père, la grosse bouteille est vide, est-ce vrai?– Vrai. Et il n’y a plus rien à manger car j’en ai donné aux garçons;

les pauvres, puisqu’ils disaient qu’on allait les emmener en haut, eux aussi,et les mettre en ration d’air.

– Ils t’avaient trompé, père, pour te soulager de ce que tu as ap-porté. Allez-vous en, finauds.

Les soldats se sont faufilés dehors, à la dérobée. On entendaitleurs rires étouffés et, par ailleurs “Ta gueule”. Andrei Şoican regardaitson fils et n’en croyait pas à ses yeux. Il était préparé à le plaindre, à luidire qu’il avait, lui aussi, souffert pendant la guerre, mais qu’il avait résisté,qu’il était vigoureux, et que lui, Mitiţă, également, allait résister. Et voilà,Mitiţă était plus fort qu’après un été de labourage, les épaules plus larges,plus maître de lui.

– Fils, je ne regrette pas qu’ils aient bu ton vin. Que tu sois sain.Mais pourquoi m’avaient-ils dit tant d’histoires?

– Ils t’ont trompé. C’est ainsi qu’ils procèdent pour réaliser leursbuts. Puisque tu n’allais pas leur donner le vin de bon gré….

– Et pourquoi t’a-t-on avancé sergent?Mitiţă se mit à raconter au vieil homme que faisaient-ils, là, qu’il

était parmi les premiers, c’étaient eux qui frayaient le chemin, ils venaientjuste de faire monter un bulldozer sur la crête de la montagne, ils allaientmême construire un funiculaire projeté par lui-même, pour que les gensne charient plus les matériaux sur leur dos et que le travail avance plusrapidement. Le vieil homme comprit que son fils avait trouvé son sens àlui, que cette route à travers la montagne lui avait offert à lui aussi, unevoie dans la vie. Et s’il était ainsi, alors il pouvait lui dire ce qu’il avaitgardé en lui-même, si longtemps. Sur un ton prévenant, comme à un ma-lade, il lui dit:

– Tu sais, Mariana ne t’a plus attendu. Elle va peut-être se marierà Mălaimare, le moustachu.

Mitiţă observa son père, sentit sa tristesse et éclata de rire:– Père, moi je l’avais même oubliée. Quelque part sur cette terre

il y a même une Fosse des Mariannes.Le vieil homme ne saisit pas la question de la fosse, mais il comprit

que la nouvelle n’avait pas blessé son fils.– Tu es devenu homme, Mitiţă, tira la conclusion le vieux, en-

chanté.Puis, après avoir bavardé, après avoir déchargé les sacs aux

contes, ils se séparèrent, convaincus qu’ils avaient dit tout ce qu’il fallaitdire.

Tandis que Mitiţă sommeillait dans la cabine de la voiture de ceuxdes transmissions, en route vers le camp d’en haut, le vieux Andrei Şoican

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reposait ses os, satisfait, s’imaginant voir le fils de Mălaimare portant Ma-riana vers une fosse immense, pleine de Mariannes, une Fosse des Ma-riannes, de l’oubli. C’était bon. Il s’endormit profondément.

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Les harmonies de la pierreLe ciel de plomb se glissa au-dessus la crevasse des montagnes

tout proches. Le soleil svelte, ahuri par les brumes s’entêtait de jeter lepâle faisceau de lumière, à travers les couronnes des près. On ne savaitmême pas ce qui respirait dans la forêt jeune et touffue, roulée parmi lespierres et les rochers géants, comme si on avait voulu se cacher. Un san-glier fougueux et affamé, le groin sillonnant des graviers en silicium?

Un ours épuisé? Une biche pelotonnée en bas des herbes frémis-sant ensemble? Un lynx? Ou un tas de champignons écrasés par le froidopaque, qui faisait grelotter son être à travers les arbres hérissés. Dansles futaies, les ombres étaient mortes depuis des mois. Qui aurait pu sepermettre une trace d’ombre dans ce noir épais? On aurait pu se deman-der. Mais pourquoi se demander? Il ne suffisait pas que les tempes cla-quent par ce silence ventru, par la laideur de la solitude? Et qu’on auraitpu se réjouir à voir quelques lucioles. Elles étaient gelées ou étaientmortes dans des endroits invisibles. Pareillemment aux oiseaux, qui nesciaient plus les cieux, même rabougries, parmi les branches hiératique-ment pétrifiées. Et combien j’aurais eu envie d’une aile. Le sang pulsaitdans les tympans figés entre les marches des étriers, je faisais rouler macruche à la recherche de l’instant qui aurait pu descendre dans les herbesdénudées par les vents. Rien. Aucun bois mort, aucune ramille bosseléepar le temps ne se permettait pas de quitter l’endroit, coupant, tel un cou-teau dans l’air, le silence. Où étaient-ils? Et qu’allais-je faire parmi les bar-danes et les fougères, aux yeux d’ogre assoifé et aux mains égratignéespar le désir? Je n’aurais pas pu répondre. Seuls les petits insectes faisaientleur devoir, grignotant la résine de l’écorce des arbres, comme s’ils allaientcouvrir mon corps vidé des attentes et rempli de faim. Mes ongles étaientbrisés. Mes doigts saignaient. Ma chair tremblait parmi les tiges rou-gueuses et froides, frappant furieusement ma marche désordonnée, dés-articulée. Et la terre me semblait de plus en plus proche. Il n’y avait dequoi la pétrir aux bras engourdis. Il n’y avait ni bulbes ni oseille ni aumoins champignons vénéneux. Rien que de la mousse, âpre et espacée,

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qui tachait de temps à autre le gravier calcaire aux pans longs de la forêtqui les étendait jusqu’à la terre, telle une veuve perenne et triste. Je mesuis abandonné à la litière d’un creux rocheux et je me suis endormi.

C’était comme si ma mère était venue caresser mon front froid,toujours froid et toujours plus froid encore...

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A l’attente de la pluieJe me suis à demi levé. J’ai senti mes omoplattes tressaillir sous

le poids de la tête indécise: où se diriger? Je sentais dans le palais bucalles miasmes du temps où je gisais, tel une plante paresseuse sur la scoriede la terre; du bout de ses lèvres exigeant une nouvelle portion de jus di-gestifs dont j’avais assez à défendre de l’attaque des moins chanceux quemoi, j’ai fait un pas, un autre, et j’ai regardé la poussière relevée à l’impactde mes plantes des pieds, crevées et vertes à cause du silence. La peaudes jambes hâlées, aux crevasses pleines des petits vers nocturnes s’étaittannée le long des années. Dans les cendres des crevasses des plantesdes pieds, les bactéries diurnes devaient faire leur devoir, petites, dequelques centimètres, grignoter les cellules mortes, les petits vers noc-turnes, jusqu’à en produire l’équilibre. Je me posais souvent la questionqu’allait-il arriver de mon corps si mes jambes avaient mesuré au moinsun mètre de longueur? Comment aurais-je trouvé mon équilibre?

Je me réjouissais de leur existence. Et lorsque j’étais fatigué, cher-chant une réponse, je m’étendais dans la poussière noire du champ, des-séché depuis des temps immémoriaux, la remuant. Je savais que je devaistoujours diriger mes pas vers la grotte derrière moi, où j’avais caché lesprovisions dont je ne pouvais pas me séparer. Le froid, aux alentours dela cave, je le subissais plus facilement depuis que les poils raides cou-vraient mon corps d’une fourrure âpre, pointue, telle mon regard envahipar la tristesse. Ce n’est que lorsque des insectes, gros comme mon doigt,s’arrêtaient dans ma fourrure, à la recherche de peau morte, que je nepouvais tourner mes yeux du ciel gris qui suffoquait mon existence. Detemps à autre, leur chatouillement me provoquait du plaisir, suffisemmentgrand, pour que je supporte la compagnie du coléoptère touchant mapeau.

Je ne me grattais pas, puisque mes doigts, tel un arbuste, auraientpu l’écarser avant le temps et me priver du repas que je préparais pa-tiemment, en peignant ma fourrure, les ongles éparpillés, sous lesquelsje rammassais quelque dizaines d’insectes.

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J’attendais toujours qu’ils se soûlent, pour qu’ils deviennent pluscroquants, lorsque je les écrasais sous les machoires hirsoutes, qui avaientplutôt l’habitude du bois pétrifié et de jus digestifs collectés dans la cavede ma vie.

Dressé pour de bon, on pouvait apercevoir mon corps de loin, toutcomme mes yeux pouvaient regarder tout aussi bien, au lointain. Cettefois-ci on ne voyait pas grand-chose. La même fumée embrouillée s’écou-lait du sommet des colonnes, derrière la cave. J’ai apercu, une seule fois,un oiseau difforme, onduler dans l’air de plomb, quelque chose ressem-blant à une immense tête, tout aussi grande que la mienne, peut-être,pendant à son bec. Son bec était enfoncé dans les orbites des yeux vidésde substance, et les cheveux du crâne tenaillé par l’oiseau étaient tombéscomme s’ils avaient pourri.” C’est ce qui va arriver à mon crâne lorsque jene serai plus capable de le défendre”, me suis-je dit tristement. Pendantce temps, les bactéries diurnes avaient allégé les plantes de mes pieds,en me rendant un peu plus gai. Je pouvais marcher sans douleurs ni lapeur d’écraser les petits vers nocturnes. J’avais besoin des bactéries pourfaciliter la digestion des chicots brûlés que j’avalais à mon tour, écraséspar ma bouche affamée.

J’en ramassais à l’aide des ongles dans les fentes. Elles étaient lui-santes, le ventre bombé pour avoir englouti les petits vers nocturnes demes talons. Je les humais, pêle-mêle, sans les mâcher, espérant qu’ellesallaient se glisser sain et sauf à travers ma gorge jusqu’à mon ventre in-satiable. C’était la seule source, naturelle, à ma portée, sauf les minérauxqui s’étalaient à tout pas aux environs.

À l’entrée de la cave, le blanc des dents qui restaient après ce quej’aie rongé, les os de ceux auxquels j’avais donné la mort, brillaient étran-gement dans le gris terne par où mes pas m’amenaient. Lorsque j’avaiscommencé à orner l’entrée, enfonçant dans les rochers les racines desmolaires, j’ignorais le fait que j’aurais pu attirer l’attention des autres surmon habitation. Après avoir constaté qu’elles signalaient la grotte aux au-tres créatures, je les ai arrachées à la paroi rocheuse de l’entrée et je lesai entassées de mon mieux parmi les grandes pierres qui, parfois,m’étaient utiles à la défense.

Bien des fois, je rendais aveugles les attaquants, les attaquant àmon tour et les terrassant, à l’aide de quelque grande pierre bien viséeou quelque molaire habilement lancée. Les fraîs morceaux de leur corpsétaient bienvenus dans le menu apauvri par les temps ténébreux.

Et lorsque les tripes mêlées de merde, entassées au fond de lacave fermentaient, le festin en était un royal, puisque je pouvais cueillirles ferments volumineux et bons dans la gelée gardée entre les rochersvolcaniques des murailles. Je m’allongeais sur le ventre et j’ignorais la

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danse érotique des insectes qui se multipliaient à travers ma fourrure, encueillant de mes doigts, tels des fourches implacables, les milliers d’en-zymes luisantes et rubicondes qui collaient à mon palais bucal me provo-quant un état de volupté difficile à définir. De temps à autre je mepermettais de brosser ma fourrure aux aiselles et d’ajouter les oeufs desinsectes aigre-doux au front de ma langue rugueuse. ”Si je ne les laissepas multiplier je n’en aurai plus”, me disais-je toujours, m’arrêtant devantla tentation de les maîtriser définitivement. Ma chance c’était que jen’avais plus d’odorat ni cure de ce que c’en était, l’odorat. Mes narinesétaient depuis longtemps corroyées et je n’aurais jamais cru qu’elles aientpu saisir les odeurs des caves où je déposais pour y fermenter, les restesde ceux tués, que je n’avais pas pu consommer, tellement envahies despoils du visage qu’elles se retrouvaient, même à l’ intérieur. Je ramassaisles gros vers qui quittaient périodiquement le trou des réserves biolo-giques et je les brouillais en même temps que les résidus carbonnisés dudehors de la grotte. Je me tenais depuis si longtemps à l’état de veille,que j’étais très fatigué. Ni les insectes amoureux, ni les vers rebelles quim’obligeaient de les rattraper avant même de s’évader ne m’amusaientplus. Il m’était de plus en plus difficile de porter les quelques mètres decorps mathusalem de long en large du territoire qui m’appartenait depuistoujours et que j’avais marqué de pierres géantes, telles une haute mu-raille. Je risquais. Aucune muraille ne pouvait s’opposer à la force dont jedisposais. C’est pourquoi les choses étaient directement tranchées entrenous. Si je n’avais pas respecté mon territoire et que je fusse entré dansun enclos étranger on m’aurait considéré en tant qu’ennemi et accueillipour tel. Si mes forces s’étaient affaiblies, tout attaquant aurait pu meterrasser s’instituant en tant que maître et bien entendu le nouveau dé-fenseur du territoire conquis.

Le fait que nous devenions plus nombreux et qu’on ne trouvaitpas de territoires favorables, donnait cours à des conflits. Rien que l’as-sujettissement à une éternelle lumière de la Terre avait sauvé mon terri-toire des luttes continuelles. De temps à autre, dans un passé que j’avaispresque oublié, j’avais rencontré errer dans le désert, quelque femelle,tout aussi géante que moi, mais hébétée par les grossesses permanentesauxquelles elle était soumise, se laissant embrassée par moi, sachant dèsle début qu’elle serait abandonnée. Diformes et usées, les femelles dé-laissaient leur nouveau-né sous l’ardeur du soleil, s’éloignant dans unautre coin du désert pour y trouver la nourriture, l’éternelle paye desamours déchaînés chaotiquement dans une indifférence généralement ac-ceptée.

Nous étions les derniers bipèdes, du cataclysme planétaire, quisemblaient disparaître dès la première pluie. C’était comme un conte qui

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nous effrayait et auquel on ne pouvait pas s’échapper ni lorsqu’on ren-contrait quelque foetus déshydraté dont les cartilages du corps n’étaientpas au moins complètement ossifiés ni lorsqu’on éprouvait un état de sa-tisfaction digestive parfaite. Nous savions que la pluie irait nous anéantir.Nous savions que la pluie allait nous purifier le milieu que nous avionsconstruit et que nous-mêmes nous allions disparaître, les vers qui nousprocuraient la nourriture et qui nous défendaient des malheurs qui se-raient arrivés, les pluies à la fois.

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A BelluJe suis Călinescu.Je n’ai même pas saisi mon dernier râle. J’avais avalé ma dernière

portion d’air, goulument, comme si j’avais voulu demeurer au- dessus lapoussière. Quelle bêtise. Je me suis considéré défendu par l’énergie jailliede ceux qui avaient choisi, que je sois le haut fonctionnaire de leurs des-tinées.

Et tout d’un coup, pan !”Le fil s’est rompu”! Je me suis retrouvéfroid, le diafragmme crevé par l’effort de ma dernière convoitise: air! Undernier air! Une grande et infinie aspiration d’air. À tout risque…

vvv

L’éternelle obscurité. Je m’y suis habitué. Le fourmillement avait brusquement cessé sur la place où les vers

se réunissaient. La tête luisante et couleur café je me suis levé dessus.– À moi la parole!Du tréfonds du fourmillement un brédouillement éclata:– De nouveau Eminescu!– De nouveau Sadoveanu!– Où est Caragiale?Ils se calmèrentQuelques anneaux autour de ma tête couleur café, je l’ai faite se

dresser bien au-dessus des autres.– Je vous ai assez permis de jaser au sujet de vos dévanciers. Je

vous ai laissés m’outrager, dire qu’Eminescu n’a pas été le génie inégalablepuisque j’ai saisi votre impuissance. Toi, Beniuc, ou quel serait ton nom,tu oses toujours à rengorger devant moi?

– On ne dit pas devant moi, suranné!– Ou toi, celui-là, petit et ulcéreux, toi qui t’imagines supérieur à

moi puisque tu as dévoré Nichita, tu crois pouvoir m’affronter?Je l’ai senti reculer. Les anneaux qui entravaient mes mouvements,

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ne s’étaient pas encore accommodés. Et puis, qu’allais-je leur dire. Quiétais-je, moi, auprès les vers de Sadoveanu, Doinaş, Coşbuc ou d’autres?

vvv

L’équipe de télévision jubilait. On tournait, sacrédié, on tournaiten cachette, les transactions douteuses du cimétière. Des caveaux desgénéraux, vendus pour de la value. Quelque mille dollars le caveau. Demême pour celui d’un chanteur ou d’un peintre oublié. Les courtiers ducimétière avaient des relations. Les artistes, de leur vivant sur la terre,n’en avaient pas eu autant que les fossoyers du célèbre cimetière. Les re-lations macabres se brisaient dans une seule place ; le secteur des élusde transition du peuple.

Là où l’on travaillait lourdement pour faire dresser de nouveauxbâtiments d’éternel repos. Là, les négociations avaient été menées à unautre niveau et mieux dire, pas question de négociations: on avait émisune ordonnance d’urgence. N’étaient-ils pas les maîtres?...Le temps deleur vivant, Nichita et Doinaş n’avaient nullement valu aux yeux des élusdu peuple. Dès leur départ, dans le monde d’au-delà, on devait faire valoirleur renommée, n’est-ce pas? Et lorsque les élus devenaient poussière,pourquoi ne pas s’abriter à l’ombre des immortels…

vvv

Le bruit court qu’on aura bientôt pour collègues les dévorateursde Vadim et de Păunescu, dit Călinescu.

Une rumeur désavouante traversa la masse foisonnante, commeil n’y en avait plus eu depuis le temps de A. Toma et Chrohmălniceanu. Larépulsion de la masse annelée ne provenait pas du mépris envers l’oeuvrede ceux attendus dans l’autre monde, mais de l’attitude des pauvres faceà l’abondance procurant de gros anneaux.

– Vous avez fait de même à l’arrivée de Sadoveanu, de mêmelorsque…

– Ta guele! Nous qui avons été emprisonnés, nous nous sommestus et nous nous taisons encore, comme des vers que nous sommes…

Un coup sourd brisa son discours. À travers l’écroulement, la lu-mière déversa en même temps que le tranchant de la bêche. Le pelotonse recroquevilla comme foudroyé. L’air sec du dehors, la chaleur du soleil,c’était fatal pour eux. Ils s’étaient répandus chacun de son côté, à la re-cherche d’un endroit abrité et humide.

– Donnez-moi 20 000 euros, et je vous fais don le caveau d’Emi-nescu, entendit-on une voix caverneuse sous la soutane sentant l’encensdu prélat qui moyenait les transactions des ténèbres.

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Le villageCe matin-là, le chef de poste se leva saisi d’un engourdissement

frileux jusqu’aux os. Le petit poîle en fonte s’était refroidi depuis long-temps et une déchaînée tempête de neige frappait à la vitre gelée de l’im-meuble. Des amas de neige rendaient ce mois aux plus sombres journéesde l’année. Tout en tremblant, le chef de poste sauta à proprement parlerdans les bottes, en tapotant ses épaules pour se dégourdir. Puis, aprèsavoir allumé une cigarette, il sortit, la toux rassemblée dans la gorge, ap-peler Georges pour qu’il fît son service.

Georges n’était pas encore arrivé, tel que l’on voyait selon lesamas de neige immobiles. Donc, le chef de poste, s’habillant de son man-teau se mit rapidement à déneiger, lorsque cet inconnu-là entra agité etl’appela:

– M’sieur le chef, m’sieur le chef.– Salut, lui répondit le chef, échauffé par le mouvement, regardant

les yeux somnolents sous le bonnet à poils de mouton. Qu’est-ce si pres-sant ce matin, mon bien aimé?

– Eh bien, vous voyez, je suis allé chez mes proches-là et j’ai vu.C’est-à-dire je n’ai pas vu.

– Tu as vu ou non? Parle clairement!– Je n’ai pas vu la fumée s’élever des cheminées et j’en ai éte

étonné. À aucune maison? Dans tout le village? – Eh bien, c’est que tout le village est mort? l’interrompit le chef

de poste.– Mais non, répondit lentement et embarrassé le villageois.– Eh alors, pourquoi en es-tu si éffrayé mon homme? Pourquoi?

Puisque personne ne t’a pas poursuivi jusque chez moi à cause de lafumée, me dire que tout un village est mort.

– Mais cela est arrivé, pardonnez-moi de vous le dire, insista lepaysan et continua: lorsque je suis entré dans la maison de mon cousin,il demeurait la hache enfoncée dans le cou et les yeux grands ouverts,hors la tête, et moi je me suis enfoui de la cour en hurlant pour appeler

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les voisins. Personne n’est apparue à mon cri. Et alors je suis entré, moi,dans leurs maisons. Ils y étaient morts, chacun pris à la dernière heure.

– Que dis-tu là-bas? Qu’en dis-tu? T’en rends-tu compte– Oui, m’sieur le chef. C’est ce que j’ai vu, à vos ordres.– Alors, prends ce bois-ci et ne me dis plus m’sieur. Dis-moi ce

que tu y as vu et entre pour me donner des détails.Le villageois prit le bois à brûler et partit à la suite du chef de

poste. Il entra dans l’immeuble au grillage à la fenêtre glacée de tant decourroux celeste, puis ils en sortirent ensemble par la neige éventée, ense dirigeant vers la mairie. Les fonctionnaires qui s’y trouvaient partirentà la hâte, à travers les amas de neige à la hauteur des haies, en poursui-vant le bonnet à poil qui les avait fait faire le chemin. Le vent soufflaitplus légèrement, donnant des signes qu’il allait bientôt rendre l’âme, enlibérant l’air. Les gens passaient à tour de rôle à la tête, en se frayant dif-ficilement passage. Après quelques heures, à midi près, ils sont arrivésdans le village voisin, glacé dans une étrange immobilité. Épuisés par l’ef-fort, ils sont entrés dans la première cour. Ils se sont approchés de laporte, en attendant qu’on leur ouvre. Elle était inébranlable, sans tracedans la neige, signe qu’il y aurait eu des entrées et des sorties. Les massesde neige se tenaient jusque sous la fenêtre, non touchées par quelquepelle, fait qui agrandit leur inquiètude.

– Entrons, m’sieur le chef. Pour que vous voyiez aussi. Ils sontmorts. Je le sais. Je le sais bien! j’en ai vu, disait le villageois saisi parl’angoisse. Ils poussèrent la porte et entrèrent. À travers les vitres glacées,la lumière pénétrait vaguement tant qu’on vît allongée sur le lit, immobile,une femme. Sur le cou, des traces de noeud coulant. Elle s’était pendueou avait été pendue.

– Ne touchez à rien. Ne déplacez rien, dit le chef de poste. Il sortitassombri, à pas décidés et se dirigea tout ferme vers la maison vis-à-vis.Puis ils passèrent de maison en maison, de plus en plus effrayés, en fai-sant claquer les portes derrière eux. Dans l’espoir de trouver quelque êtrevivant, ils couraient à travers les montagnes de neige, comme des fous.

Dans chaque maison, des gens tués, soit de la hache, soit de lafourche à foin ou du couteau. Certains ayant entre les mains glacées l’outildont ils avaient trouvé leur mort, semblaient attendre dans des plusétranges positions. Il n’y avait nulle part des signes de combat. Commes’ils s’étaient entendus auparavant de s’entre tuer jusqu’au dernier, oumême en s’entreaidant comme on fait entre les voisins, à mettre point àleurs jours, certains résignés, certains souriants, et d’autres glacés d’effroi.Aucune trace de vie n’a pas été trouvée dans plus des trente maisons duvillage saisi par la mort. Ils se sont dirigés vers la dernière maison. Elleétait un peu retirée, au milieu d’une cour pleine d’échalas qu’on apercevait

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à peine de la neige. Elle semblait être la petite église du village. La porte était tout ouverte et une voix soupirait dans une prière.

Frissonants, ils y sont entrés sans mot dire. Un sacristain vieux se tenaità genoux bredouillant quelque chose dans sa barbe.

– Bonjour, mon vieux! rétentit la voix du chef de poste, en chas-sant de sa cachette le silence de l’endroit sacré.

– Bonjour chrétien, répondit le vieillard en chuchotant. Vous êtesvenus, vous êtes venus, voir la folie? Puisque je leur ai, depuis longtemps,dit. Prenez garde; laissez les chimères ailleurs et ne pensez plus aux bê-tises.

– Mais que s’est-il passé ici, mon vieux? demande le chef de poste.– Bah, que se passa-t-il chéri, que se passa-t-il? C’est le prêtre

Năstase qui en est coupable. Moi, je lui ai dit à maintes reprises. Il s’estenfui, le pêcheur. Lorsqu’il a vu ce qu’il avait fait, il s’est enfui. Même s’ilnous échappe, il ne va pas s’échapper au Jugement Dernier de l’autremonde.

– Le prêtre Năstase as-tu dit? demanda étonné le chef de poste.C’est lui qui avait fait tou cela, lui?

– Oui chéri, c’est lui qui l’a fait.– Caporal, prends un soldat et cours au poste. Passe un coup de

fil pour qu’on arrête le prêtre Năstase. As-tu compris?– C’pris, m’sieur l’adjudant. Stoichiţă, viens m’accompagner, dit

celui-ci vers l’un des soldats, après quoi ils partirent à travers les amas deneige qui ne finissaient plus et se dirigèrent avec effroi vers les traces surlesquelles ils étaient venus.

vvv

Ce matin-là, les citadins semblaient fatigués. Et non seulement ilssemblaient fatigués, ils l’étaient. Il n’était pas facile de faire de la politique,ces temps-là. Les malfaiteurs étaient encore dépistés dans les villages demontagne et il ne serait pas exclus qu’il en soit un dans leurs villages. Letéléphone restait immobile, raccroché d’un côté. Il y avait longtemps quepersonne n’avait plus donné aucun coup de fil. Ils auraient voulu qu’onleur demande comment allaient-ils, que faisaient-ils. Comme si quelqu’uneût pu employer le teléphone pour cause.

Le téléphone sonna enroué, en réveillant la pièce endormie. On ledécrocha. Personne ne parlait.

– Allo, allo, réponds qui que tu sois, pourquoi appelez-vous tant,voir si on est ici! Réponds! Qui cherches-tu? Oui! Oui! C’est moi. Oui, c’estmoi. Quoi? Comment? Quand est-il arrivé et où? Qui en est le coupable?Le prêtre! Non? Alors? Bon. Attends que quelqu’un de chez nous y arrive.

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Ou allo! Allo! Restez là. La procurature de chez nous y vient tout de suite.Ne touchez à rien. M’avez-vous compris? Soyez tout yeux et attendez-moi.Où est le prêtre? Il est disparu? N’ayez pas peur, on va le trouver. Quetout le monde soit présent, de toute la commune. Combien sont-ils? Cinq?Seulement, d’une commune entière? Bien. Soyez attentifs qu’on ne voustue comme ceux-là. Comment personne ne les a tués? Quelle blague est-ce? Alors qui est le mort et qui est le prêtre? Oui, oui j’écoute. Commentse sont-ils tués entre eux? Pas possible. Alors quel y est le rôle du prêtre?Propagande, cette propagande religieuse. Je n’y crois pas presque. Et ceuxde la commune qu’ont-ils fait? Comment rien. Avez-vous laissé le villageà l’abandon? Que le prêtre fît à son gré? Que dire de plus! Attendez quenous y venions. Ne déplacez rien Attendez! Nous venons sur le champ.

vvv

Le cauchemar, où des gens, la langue chargée de la salive pois-seuse comme celle d’un escargot, gisaient en agonie, les lèvres meurtriescomme celles des pendus, envahissait son sommeil veillé autrefois pardes anges. Il avait l’impression que des centaines d’yeux le poursuivaientde tous les coins. Yeux grands, rougis. Et puis, les mots du sacristain luirevenaient dans la mémoire:

– Qu’avez-vous fait mon père? Qu’avez-vous fait mon père?Et lui, épouvanté, se relevait des draps transis, froissés, voûté sur

lui-même et se promenait. Depuis le temps où il était étudiant en théologieon lui disait, certains de ses collègues, qu’il se passionnait trop pour la foidans la vie d’au-delà. Combien ne lui disaient pas:

– Vladimir, laisse la vie d’au-delà et vient chez m’sieur Vasile boireune bouteille de vin d’automne, fraîs et fort. Et puis on passe voir lesnonnes. Qu’en dis-tu?

Mais il ne disait rien et s’éloignait sans que le désir envahît soncorps.

Il croyait à la vie d’au-delà. Et jamais il n’aurait pas pu croire enautre chose.

– La force ne se trouve pas dans le vin ni dans les femmes, avait-il l’habitude de souvent dire, le prêtre Năstase.

Et lorsqu’il arriva dans ce village-là, après le premier service divinil s’est rendu compte à qui avait-il affaire.

– La force ne se trouve pas dans le vin, a dit alors le prêtre maisil n’a dit rien d’autre, en pensant qu’ils étaient en bonne partie mariés, etlui-même a dû l’être pour recevoir la paroisse.

Et le lendemain le cabaratier est venu disant parmi tant d’autres:– Père. Je vais vous donner trois bouteilles ventrues de vin par

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jour, si vous allez ne plus rien dire au sujet du vin, pendant vos servicesdivins. Dès que vous en avez parlé hier, le nombre de mes clients s’est di-minué.

Il l’a regardé, les yeux entrouverts, et lui a dit:– Si tu as vendu ton âme aux enfers, c’est ton problème à toi,

payen, mais mon devoir est d’apporter au berger ses brébis égarées dutroupeau, sur la voie sainte. Et encouragé, il raconta, avec la première oc-casion, à ses fidèles, la manière dont l’aubergiste les trompait et commentavait-il demandé, impertinent, même au Pasteur du troupeau de Dieu del’aider dans ses arbitraires. C’est pourquoi, après cette nouvelle rencontre,l’aubergiste a dû fermer sa boutique et chercher d’autre gué, et le prêtreramasser des fonds pour la paroisse. Et il se rappelait encore commentprêchait-il à ces gens-là, la foi dans la vie d’au-delà, en tenant de prèsleurs penchants.

Mais il n’aurait jamais cru y arriver. C’est-à-dire les voir écrasés,étranglés, se fiant à lui et à la vie d’au-delà.

La camionnette roulait retentissant à travers les montagnes deneige tempêtées auparavant. Le sous-officier qui conduisait jurait àchaque secousse, pressé d’y arriver en fin de compte, dans ce village-làpétrifié. Seul le procureur n’esquissait aucun geste, aucune parole. Il sem-blait plongé dans des pensées. Et ses pensées n’étaient nullement gaies.On lui avait dit, maintes fois, qu’il avait trop peu de gens de son côté, qu’ildevrait avoir plus de force. Et puis il savait qu’il allait bientôt commencerla recherche pour laquelle il n’était aucunément préparé. Ses gens étaienttranquilles et résignés.

C’est pour cela qu’il était fâché. Cela aurait été bon qu’on eût en-voyé un autre procureur à sa place. Ces gens-là ne se seraient certaine-ment plus suicidés, n’eût été le prêtre. À présent, tous regrets sont tardifs,se dit dans la pensée le procureur, furieux contre les succès déments d’uninachevé. Et je ne sais pas au moins où est-il disparu, sa sancteté, le petitprêtre, se dit le procureur en apercevant les premières maisons couvertesde neige.

vvv

Arrivé au village, le prêtre se lança tout droit dans l’église auxportes largement ouvertes. Du naos, les voix pénétraient jusque dans lacour. Les pans de la soutane flottaient comme des ailes de la mort, sur lesentier récemmnet frayé.

Il avait à peine vu la camionnette dans la cour de l’église qu’il seprécipita dans le porche en demandant:

– Quoi, que s’est-il passé? Qui êtes-vous, bonnes gens?

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– Sois le bienvenu, cher prêtre! entendit-on la voix du procureur.Ces messieurs sont de la police, ajouta-t-il en ricanant avec effroi.

– Soyez les bienvenus! murmura le prêtre frileux.Un étrange silence se fit dans l’église.– Habillez-vous, prêtre, ou bien vous l’êtes déjà! brisa le silence le

procureur. Vous allez nous accompagner pour tirer au clair cette affaire,continua-t-il. Et le silence s’y installa de nouveau.

– Allons-y, dit quelqu’un. Tous se dirigèrent vers la camionnette.Dans le silence interrompu par le seul grincement des pas sur la neige.

Ils s’arrêtèrent. On entendait des gémissements quelque part.– Dispersez-vous et fouillez partout! dit le procureur. Je demeure

ici avec le prêtre, ajouta-t-il, tandis qu’ils se dirigeaient vers la camion-nette. Puis, après s’être éloignés de quelques pas, le prêtre dit à voix àpeine audible:

– Et qu’allez-vous faire de moi?– Rien, cher prêtre, rien. On va dresser une déclaration avec tout

ce que vous avez fait et c’est tout.– Mais je n’ai pas soupçonné ce malheur-ci. Je n’ai jamais cru, dit

encore le prêtre et se tut. Quelques corneilles perchées sur la tour del’église s’y tenaient immobiles.

Soudain, un militaire cria d’une maison.– Monsieur le Procureur! Ici, venez ici!Des autres maisons se dirigeaient, à la hâte, des soldats, l’officier

à leur tête. Le procureur même et le prêtre se dirigèrent vers cet endroit là.Dans la maison où ils furent appelés, un spectacle horrible se pré-

sentait à leur regard. Un maigre vieillard, démesurément long, les cheveuxcollés aux tempes par la sueur de la mort, se tenait sur un lit, à une pail-lasse. Autour de lui on pouvait distinguer les signes d’une agonie prolon-gée. Aucun mort n’y était. Signe que le vieillard était seul.

– De l’eau! gémit le vieillard à la voix à peine entendue.Un militaire lui tendit le bidon, mais l’eau s’écoulait sans avoir été

retenue par les lèvres raidies et meurtries. Le vieillard s’effondra sur ledos.

– Il est empoisonné! dit le prêtre extrêmement agité.– Qu’on lui donne un peu de lait, ajouta le procureur.Un soldat se donna la peine de faire avaler au vieillard quelques

gouttes d’un pot de terre apparu instantanément. Mais le lait glissa le longdu menton sans être bu. Une rigidité lui serrait les machoires et lui avaitbleui le visage.

– Il meurt! Il meurt! Ne le voyez-vous pas mourir? Faites quelquechose cria le prêtre en s’agitant sans rien faire.

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– Emmenons-le! Dit encore le procureur et en le relevant dans sesbras, il se dirigea vers la camionnette.

Le vieillard ne dit pas mot tout le temps. Souvent, il gémissait lé-gèrement, épuisé.

Ce n’est qu’à l’extrémité de la ville, après avoir vainement essayéde rester assis, que le vieillard s’est écroulé tel un sac culbuté du chariot,prononçant un seul mot, prolongé.

– La lèprrree…et il s’éteignit.

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Les villageois n’avaient plus depuis longtemps vu tant de voiturestraverser leur commune. La camionnette qui y était passée deux jours au-paravant ne les avait pas effrayés, mais le convoi composé de tracteurschenillés et de machines utilitaires faisait que des questions apparaissentsous leurs bonnets à poil. Ils savaient qu’ils n’avaient pas la permissiond’aller dans le village voisin et même s’ils l’avaient eue ils n’auraient paspu y arriver à cause des militaires qui avaient entouré l’endroit, en les ar-rêtant.

Pendant ce temps, dans le hameau complètement isolé, on dé-chargeait des matériels et des outils de quelques voitures. Quelques bull-dozers passaient en démolant les maisons d’un bout à l’autre, tandis quedes infirmiers aux masques et gantés, sortaient les morts des maisons etles jetaient dans un trou plein de chaux.

Des gouttes de chaux sautaient à la suite de chaque corps plongélà-dedans, dans ce contenu gluant et blanc qui recevait les corps raidis.C’était une masse inerte qui se soumettait docile au même blasphème.

Deux photographes travaillaient bon gré mal gré autour du cada-vre d’un homme qui avait la peau du front et la bouche rongées. La lèpre.

À l’heure du déjeuner un bûcher géant tendait ses bras vers le cielde plomb, entretenu par quelques militaires. Les infirmiers jetaient leursoutils au feu, en arrosant les outillages d’essence.

Puis, ils firent brûler les uniformes, les masques, les gants, et sedesincfectèrent à tour de rôle. Ils savaient qu’un long isolement les atten-dait dans la carantine.

vvv

– On est prêt, allons-y! prononça le chef de poste, lorsque le bû-cher était presque éteint.

Le prêtre Năstase, agenouillé, les mains jointes dans la prière, nes’ébranla pas.

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Qu’avez-vous fait cher prêtre, qu’avez-vous fait cher prêtre? C’esttout ce que disait le prêtre, continuellement, répétant les mots du sacris-tain, qui frappaient son âme comme une langue de cloche. Il ne priait pascomme les autres l’avaient cru. Ni ne semblait pas entendre quoique cesoit tout autour.

– On y va prêtre, on y va, le tâpota sur le dos le chef de poste. Ony va, vous m’entendez? Il faut qu’on aille.

– Moi? C’est à moi que vous parlez? Où que j’aille?– À la voiture, il faut partir.– Moi? Mais je n’ai rien fait de mal, je n’ai rien fait de mal.Puis, il s’arracha de la place et s’enfuit, dans une direction quel-

conque, sans aucun sens.– Attrapez-le! ordonna le chef de poste. Il s’en est allé de ci de là.

Emmenez-le de force s’il s’y oppose.Les infirmiers se hâtèrent de le rattraper, avant qu’il ne s’éloignât

de trop. En se débattant entre leurs mains, le prêtre murmurait. Je n’airien fait de mal, je n’en ai pas fait.

– Vas mon homme. On y va, essayaient-ils de le calmer.– Où que j’aille? Pourquoi s’en aller? continuait à se débattre le

prêtre.– Mais calmez-vous, parbleu. Que Dieu m’en pardonne, essayait

de le ramener à la réalité le chef de poste. C’est la carantine, vous ne pou-vez pas le comprendre?

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L’abriDès que la sirène se mit à hurler, Leiba lâcha le balai humide dans

la gangue embarrassée de papiers, en courant pour se mettre à l’abri.Saisi par une folle angoisse, il se lança par la porte en tuile, à trous, dansla place où il gardait autrefois le balai, sur la chaise des temps paisiblesde jadis.

Et bientôt, la gangue se remplit par la foule effrayée. Quelquesuns de ceux devant la porte demandèrent à l homme assis sur la chaisede les laisser entrer, mais Leiba ne leur répondit pas. Un bourdonnement,de plus en plus proche, d’avions se faisait entendre et bientôt, les pre-mières bombes tombèrent à la péripherie de la ville. De quelque part, lescanons commencèrent à aboyer à mort. De temps à autre, les rafales desmitrailleuses, installées au centre de la ville, brisaient le profound silencedu sous-sol. Tous retenaient leur souffle. Les bombes tombaient toujoursplus près. Dans le passage bourré, venait une odeur de soufre et de brûlé.De la poudre de gravois et des cendres tombaient en pluie tamisée au-dessus de ceux qui se tenaient à l’entrée. Une bombe tomba sur le ma-gasin, à l’entrée droite du passage.

Des fers et des pierres tombèrent sur la foule. Une autre bombetomba au même endroit, en le faisant fendre. Du cinquième étagejusqu’au rez-de-chaussée, l’immeuble éclata, tel un melon d’eau, en re-couvrant complètement l’entrée au passage. Et alors, Leiba entendit lespremiers hurlements. Une senteur de chair brûlée et de latrines remplitl’air bondé de jurons et de cris. Quelques filous filoutaient ceux quis’étaient évanouis pour un temps ou définitivement dans les rues de laville.

Les bombes continuaient de tomber au centre ville, tandis queLeiba étayait mieux sa porte. Les yeux d’enfant regardaient effrayés à tra-vers les ouvertures pratiquées dans la tuile de la porte, au but d’aération.

Une bombe tomba sur une citerne des pompiers. D’autres tom-baient de plus en plus près, autour du passage. Soudain, un souffle terri-ble colla si fort l’enfant à la porte, que le sang jaillit fortement de la peau

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pressée par les trous, et l’oeil jaillit dans l’épaule de Leiba.Une autre bombe au centre du passage, en le déchirant. Un

énorme trou d’asphalte et de chair resta pour un moment ouvert, pourqu’ensuite se remplisse de restes humains et de plâtras haché.

Leiba perdit sa connaissance, projeté par le souffle contre la paroide la muraille. À ce moment-là, la mitrailleuse se tut et les derniers débrisdu magasin s’écroulèrent, en recouvrant tout à fait le trou. Des ruines,une jambe se démenait encore, pareillement à une patte d’araignée. Etalors, la sirène se mit à hurler de nouveau. Rafale après rafale, le ventvenait en nettoyant rue et ciel.

Aucun gémissement ne perçait plus de l’amas des ruines fu-mantes. Sur une barre rougie grésillait un morceau de chair imbibée desang. Et le vent soufflait, en dévoilant le désastre de la fumée.

Un à un, les gens sortaient des abris des maisons, en gesticulant.Combien en seraient-ils morts? Et à ce moment juste, du ciel se mit àtomber une pluie rougie de sang. Les quelques ambulances arrivées à lahâte, repartirent sans qu’on sache jamais à combien leur intervention au-rait été nécessaire.

Un arc-en-ciel aux dents agacées apparut dans le ciel de plomb.Et alors la sirène cessa.

vvv

Lorsqu’il se réveilla, Leiba se sentit la tête comme une cloaque etune douleur aiguë brûlait sa nuque. Il porta sa main tremblotante vers lavoûte de son crâne, en craignant qu’elle ne soit pas trouée, mais il se ré-jouit de n’y trouver qu’une bosse de la taille d’une noix, y apparue à soninsu.

Il nettoya soigneusement son épaule de l’oeil écoulé. Une gouttede sang coagulé gênait le mouvement de sa paupière. Il l’enleva du doigtet se calma un peu. Il s’étonna du profond silence qui l’entourait.

Il regarda vers la porte. La peau de l’enfant, écrasée par les petitstrous de l’aération, laissait s’écouler un jus gluant et rosé. Leiba enleva legros support d’appui et tira de la porte.

Lorsqu’il toucha la tuile courbée par la pression, cette-ci céda. Unefillette écrasée, dans la porte ouverte, s’écroula, tandis que du ventrecrevé les tripes éclatées jaillirent. Les yeux hors les orbites, un vieillard àla barbe collée au cou sans chemise, semblait vouloir s’y enfoncer. Effrayé,Leiba tenta de fermer la porte. Mais, il ne le put plus. Les corps affaissésl’en empêchaient. Et une folle mauvaise odeur s’en détacha à la fois.

Pris d’une furie aveugle, il se mit à tirer de l’amas corps aprèscorps, morceau après morceau et crier. Le cri sonna étouffé, sans espace,

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tel le hurlement de la hyène sous l’eau. Le monde des cadavres l’avaitrempli d’effroi.

Il tira avec ardeur une main en l’arrachant à l’épaule d’une femme.La peau et le cartilage s’étirèrent en cédant dans un sourd éclat. Un cré-pitement des os en mouvement le fit se retirer vers le fond de la guérite.Une dégringolade s’écroula, poisseuse, prête à l’écraser.

Des morceaux de plâtras et de sable le firent espérer que quelquepart, là, plus loin, il y aurait une sortie. C’est pourquoi il arrêta pour uninstant le travail, en pensant: Que j’emmène tout ce que j’ai tiré de l’amasau fond de la couchette et on verra par la suite. En empoignant le corpsde la fillette par les jambes, il le traîna à côté de la chaise jusqu’à l’autrebout. Puis, morceau par morceau, il découvrit le seuil de la couchette enréussissant à fermer aussi la porte. Il s’assit ensuite sur la chaise, essuyantla sueur sur son front. Il sentit la soif se frayer chemin dans le corps tor-turé par l’inquiètude. Après s’être reposé un peu, il recommença à tirerles cadavres, en les pressant. Un air croupi alourdissait sa respiration.

Écoeuré, il voma au-dessus du seuil, étourdi.D’en haut tombaient d’autres débris d’asphalte et de pierres. Une

barre en fer s’enfonça en travers d’un corps de soldat, le perçant. Lorsqu’ilen tira, la même dégringolade liquide le fit surmonter le seuil de la cou-chette.

Et un nouveau tas de chair tomba, en bourrant son travail.Lorsqu’il regarda au fond de la couchette, il s’en effraya. Sur la pile dechair et de plâtras il y avait trop peu de place pour d’autres cadavres.Leiba fit un éclat, s’écroulant. Un jus roux-violet s’écroulait des corps en-dessus, dans un marécage sur le plancher. De temps à autre, quelquechose de gonflé éclatait tel un ballon avec un bruissement d’allégement,dans des flots d’une mauvaise odeur.

Et alors, Leiba se mit à arracher les cheveux de sa tête. Est-ce lapunition de Dieu, pensa-t-il désespéré, hurlant parmi les hoquets. Puis,enroué et épuisé il s’allongea à même la terre, dans ce marais-là de chairpressée, sans aucun espoir. Il respirait de plus en plus difficilement. Desodeurs perçaient dans des vagues de l’amas, en le suffoquant.

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NeigesL’hiver avait été doux. Des lambeaux de glace. Des lambeaux de

neige. Des bouts de blanc sur le noir. Puis le soleil. Gai, fraîs, prêt à sesurpasser soi-même en cupidité. Et les taches s’enfuient. Ou non, elles nes’enfuient pas. Elles sont absorbées par les rayons du soleil. Et le noirs’étend. Aux branches, aux troncs et aux bourgeons qui ne sont pas en-core éclos. Puis lumière. Et des bourgeons s’éclosant. Comme dans unenuit profonde, les sources éclatent. Puis courent vers d’appels secrets.

Je marche fatigué. Non, amolli. La chaleur mouille si agréablementles os fouettés par le froid passé.

Les pas me portent à peine. Pas eux. C’est moi qui les porte. Ouqui peut encore savoir, qui mène qui. De toute façon je me trouve là oùla lumière peut m’apporter toujours la chaleur.

Je suis sous les fleurs. J’ai été sous les bourgeons, sous lesbranches noires et j’attends le vert de la vie, les feuilles. Et les pas s’envont et vont m’emporter. La terre se laisse fouler et rafraîchit mon regard.Et les pas se réjouissent de moi et moi de la fraîcheur de la terre des val-lées ombragées. La terre pressure. Et chaque jour je suis plus assoiffé. Etla soif me rend homme. Toujours plus homme. Et alors, pourquoi marion-nette? Serait-ce mon ombre à moi? Peut-être bien je l’emmène partout.Et le monde rit. Et je ne sais pas si elle est une marionnette.

Elle se renverse lorsque je le veux. Elle veut me voir jouer. C’estmoi la marionnette. Et alors, suis-je encore un homme? Puisque les jourspassent. Et le vert des feuilles jaillit dans le bois des branches embrasséespar le soleil. La vie jaillit du noir. Et le blanc est resté seulement un sou-venir pour ma marionnette. Mais non. Même pas cela. Moi, je ne peux pasêtre un souvenir. La marionnette, si. C’est pourquoi je la porte attachée àmoi. Puisque je n’ai pas d’ombre. Les gens voient et rient. La marionnetteaussi rit. Lorsque je l’ébranle. Et j’ai de nouveau la sensation que c’estelle qui me force. Et moi, je suis toujours plus le jouet de ma marionnette.De qui se moquent tous? De moi? Ou d’elle. De toute façon les jours pas-sent.

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Et les pas me portent par les mêmes endroits ombragés. Mais non.Ce sont d’autres lieux. Et tout autant maternels. Je désire la maternité?Je n’en sais rien. Mais je cherche les mêmes vallées obscures.

Et la voici. Elle s’est détachée de moi-même. Une main, puis l’au-tre. Et la peau se laisse embrasser. Par des mains?

Et la marionnette n’est pas. Le monde non plus. C’est moi et SESmains. Elles me dégustent et me redonnent de l’ombre. À la place de lamarionnette ? Ou à ma place. Moi je suis moi-même.

Mais Elle? Elle…Les jours passent. Mes pas aussi. Et le vert des feuilles est toujours

plus intense. Le noir maternel donne toujours vie et disparait. L’herbe lecache. Verte, verte, verte. Seuls mes pas sevrés de maternité. Eux seuls.Et je la trouve par les mêmes vallons.

Avec les mêmes écoulements cristallins. Et les pas s’en réjouissent.Des plantes des pieds j’embrasse la fraîcheur de la terre. Et elle reçoitmon baiser. J’en saisis le frissonnement dans le trouble des sources. J’enfrissonne à mon tour. Comme les plantes des pieds. Mais la marionnette?Elle n’en est pas. C’est moi. J’ai grandi jour après jour. Je suis devenu unhomme. Et le goût de la terre maternelle me fait mal. Me remue de plusen plus, davantage. Moi je suis l’homme. Et je déploie les plantes de mespieds sur la fraîche maternité. Elle est noire. C’est le dernier noir dans lamer de vert. Le vert de la vie.

Et mon corps frissonne. Et la marionnette n’est qu’une ombre. Plu-tôt un souvenir. Donc je suis homme. J’ai une ombre. Ou c’est moi quel’ombre a? Non. Il ne le faut pas. C’est moi l’homme à l’ombre. Moi, j’aiune ombre. Moi, j’en ai une.

Corbleu. J’ai besoin d’Elle. D’Elle. Elle m’est nécessaire. Que suis-je sans elle? Un passage? Oui. Un passage à travers l’espace et le temps.Et je ne veux pas être une ombre. Je ne veux pas avoir de l’ombre. Maisje veux qu’elle soit. Elle= l’ombre. L’ombre qui cache mon impuissance.Et que mes pas trouvent la fraîcheur dans la maternité de l’ombre. Lorsqueles écroulements vont cesser. Moi-même que je puisse être Elle. Ou qu’Elleme donne l’ombre qui cache mon impuissance.

Et que je trouve de la fraîcheur partout. La fraîcheur de l’âme as-soiffée. Et du corps ardent. Des plantes des pieds brûlantes de recherche.Et de mes désirs. Et de ma virilité. Il faut que j’en fasse réjouir les plantesde mes pieds, de la fraîcheur des vallons humides.

– Mon Dieu! Qu’est-ce que c’est que ça? Le noir s’interrompt brus-quement.

Des taches d’or et de lumière. Taches de noir éclatant.Or et noir. Cuivré et rouge. Et toutes en mouvement.La maternité se meut? Non. Ce n’est pas Elle. C’est une salaman-

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dre. Elle non. Elle n’en a pas besoin. Elle. Elle est à peine une salamandre.Une lourde et inopportune salamandre.

Et la plante de mon pied. Oui. De mon pied. La plante de monpied foule les couleurs en mouvement. Les écrase. Écrase avec haine.Mais non. C’est du désespoir et de l’angoisse. L’angoisse de couleurs? Biensûr. Je ne veux plus de couleurs. Je veux la pureté du noir maternel.

Et la plante du pied continue à écraser. Des urtications doulou-reuses la traversent. Je tremble et tombe. Au fond du vallon il fait bon.

Je plonge dans la fraîcheur de la terre. Au-dessus c’est le ciel.Et les feuilles. Oui les feuilles. Les feuilles. Les feuilles rougissent

brusquement et tombent. Je suis enseveli des feuilles. Par bien desfeuilles. Et le ciel pâlit. Et les feuilles tombent. Dans le corps, la fraîcheurpénètre toujours plus profondément. Toujours plus profondément.

Je la sens glisser le long des jambes. Et les feuilles tombent. Etles branches sont nues. Toujours plus nues. Et plus noires. Si noires…Comme si le vallon serait monté au ciel. Et moi toujours plus froid. Et lesfeuilles tombent. Comme si elles voulaient m’offrir la maternité à tout ja-mais.

Et je dors.Pour un temps il a neigé avec de grands flocons duveteux. Le ciel

n’avait pas de contour. Comme s’il était descendu sur les toits. Même dansles rues.

Les hauts immeubles perdaient de leur hauteur dans la mer desflocons. Et du ciel. Ils semblaient s’unir. Ha, ha.

Les immeubles vont dans le ciel. L’idée m’avait paru épatante. Leshommes avaient bonnet de neige. S’ils étaient à tête nue. Les femmesnon. Et je ne peux pas me l’expliquer. Ni lors ni à présent.

Puis les rues s’unirent aux rues. Elles empruntaient la lumière dela neige qui les couvrait. Et comme l’humidité. Les hommes n’avaient plusde bonnets. Les cheveux s’aplatissaient. Ils collaient, humides et lourdsaux têtes gelées. Un brouillard descendait lentement. Il était épais, siépais. On ne pouvait pas voir les traces des pas. Les gens étaient devenusdes silhouettes seulement. Les femmes n’étaient plus visibles. Les pou-mons suffoquaient.

Et mes yeux s’agrandissaient. S’agrandissaient et larmoyaient. Etalors j’ai vu. Oui. Alors, c’est à peine alors, que j’ai vu. Les têtes des gensaugmentaient. Chacun avait la tête plus grosse qu’auparavant. Et tout au-tour d’elle, un halo. Comme s’ils avaient été des saints. Les yeux me pi-quaient. Ét le brouillard. Le brouillard qui m’empêchait de m’en rendrecompte. Mais il n’y était pas question d’un éclaircissement. Les têtes desgens étaient plus grosses. Beaucoup plus grosses que d’habitude. Je mesuis dit que c’était à cause de la lumière. Mais le soir elles étaient encore

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plus grosses.Je me tourmentais et n’y trouvais pas de réponse. Alors vinrent

les oiseaux. Petits, noirs avec des cols. Des cols luisants. D’autant plusluisants que le brouillard augmentait son opacité.

Les oiseaux noirs approchaient. L’auréole rendait leur plumageplus éclatant.

Puis sont apparues les femmes. Elles portaient sous les manteauxquelque chose qu’on ne pouvait pas cacher. La maternité elle-même sem-blait y avoir cherché abri. Les manteaux tenaient à peine droit, les boutonsétaient sur le point d’éclater. La maternité y avait –elle trouvé abri? Je nesavais que penser. Je ne savais plus quoi regarder. Les oiseaux? Lesfemmes? Les oiseaux. Ils s’assayaient sur les têtes des hommes. Ellesavaient grossi. Ils s’y tenaient comme sur de ballons géants. Les hommesles laissaient faire. Il y avait de place pour plusieurs à la fois. Et les che-veux? Oui, les cheveux étaient tombés.

Les têtes enflées étincelaient. Dans la neige tombée, des traces.Des traces de pas et de cheveux. Et du brouillard. Du brouillard épais etlourd. Les femmes se mouvaient à peine. Je les observais et je ne com-prenais pas. Au revers de mon manteau il y avait une mèche. Elle me cha-touillait. J’y ai passé ma main. J’ai touché ma joue. Ma tête était agrandie.

Elle était plus grande que le dos. Mes épaules étaient sous les mâ-choires. Je n’avais rien senti. Donc moi aussi. Moi aussi. Pourquoi pas.

Puisque je suis homme. Seulement je ne me rends pas comptepourquoi je ne trouve pas mes poches. J’ai froid. Mes doigts sont commede la tôle. Je ne peux pas les faire plier. J’y ai mal. Et les poches n’y sontplus.

Mais si. Beaucoup plus à l’écart de moi. Comme si quelqu’un lesavait éloignées. Heureusement je peux regarder. Je pense que moi seulj’en suis capable. Mais non. Les autres aussi. Ils portent de temps à autreles mains vers la tête. Comme s’ils étaient des nains. Les doigts sont petitset gelés. Tout comme les miens. Je ne peux pas, même pas, m’en couvrirles oreilles. Les oreilles sont grandes. Plus grandes que la tête. Commedes éventails.

Aucune voiture ne circule pas. Des têtes grandes. Elles n’ont plusde place dedans. Ni dans les immeubles. Et le brouillard continue. Où estle soleil? Le regard se lève vers le ciel invisible. On ne le voyait toujourspas. Et le corps est fatigué. Le mien est encore plus grand. Je suis homme.Pourquoi est-ce que j’enfle? Je ne suis pas femme.

On se regarde les uns les autres. On ne s’étonne pas. On est épou-vantés.

On se distingue? Non. Rien ne nous distingue. Moi seul je suis dif-férent. On m’évite. Seules leurs têtes grosses. Mon corps l’est aussi. Et je

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marche de plus en plus difficilement. J’ai mal aux pattes des pieds. Mespieds ne sont pas grands. Les mains non plus. Rien que la tête et le corps.Moi et les femmes, nous avons de petits pieds. Les femmes pourraientrouler par terre. Surtout puisque les manteaux sont inutiles. Ils sontcomme des écharpes. Pas question de nous couvrir.

J’ai peur? Non. Je n’en ai pas. Seulement fatigué.Je ne sais même pas pourquoi je marche. Pourquoi? Mais où m’as-

soir? Je n’ai plus de place nulle part. Les maisons sont désertiques. Noussommes tous dans le brouillard. Et les oiseaux se tiennent sur nous. Leursgriffes enfoncées dans notre peau. Telles les mains d’un enfant serrantun ballon. Les oiseaux sont petits. À cause de notre taille. Je ne sens pasleurs griffes. Au fait je ne sens plus si j’en ai encore sur moi. Tous n’ontpas de griffes. Et on enfle, tous. Seuls les yeux restent pareils. On se voità peine. Les autres hommes ont commencé à enfler également. Ils nem’évitent plus.

On est pareils. Et les oiseaux se sont multipliés. On se meut tou-jours plus difficilement. Certaines femmes non. Elles se sont affaissées.La neige fond au-dessus d’elles. Et fait mare. La neige s’amollit.

Des portions d’asphalte et de bordures apparaissent en-dessus laneige. Et nous on ne peut pas nous reposer. On continue à se déplacer.Chaotiquement, mais on se déplace. Et combien je voudrais m’assoir. Mereposer. Mais où?

Pas de bancs. Et des trottoirs? Des bordures? Il y en a. Alors pour-quoi ne pas m’y asseoir? Puisque mes pieds sont devenus de véritablesprotubérances. Je crois que je pourrais rouler par terre. Mais je me trem-perais. La neige est comme une bouillie. Non pas ainsi. Et le brouillard.Le brouillard qui n’en finit plus. Comme s’il suffoquait l’air. Et la neige. Etnous. L’air ne nous suffit plus. Et les oiseaux nous bécotent. Ils ont peut-être faim, ils surgissent du brouillard et nous bécotent.

On ne les sent pas. On les voit, les uns aux autres. Les becs s’en-foncent dans la masse enflée. La peau s’enfonce elle aussi. Puis revient.

Peut-être si elle éclatait. Peut-être on se dégonflerait.Moi je n’ai pas le courage de le faire. Peut-être que ce n’est pas

bien. J’attends les oiseaux. Ils doivent le savoir. Immanquablement. Ilsont l’instinct non altéré. Ce sont des pies. Je n’ai pas peur. Et je ne lessens pas non plus. Aucun de nous ne les sent pas. On attend. Le brouillardnous enveloppe. L’auréole ne se voit plus. Il ne peut plus nous contenir.Seuls les oiseaux continuent le becquetage. Qu’auraient-ils trouvé? Toutd’un coup j’éprouve une sorte de soulagement. Un grand soulagement.Un liquide ruisselle sur mon front. Je lève la main. Je n’y arrive pas. Et leruissellement se poursuit. S’égoutte sur le trottoir humide. Je m’attendaisà ce que ce soit du sang. Il n’en est pas. C’est la lymphe? Il n’en est pas.

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Je ne m’en soucie pas. Cela s’écoule toujours. Et les autres voient et sen-tent de même. Mais ils ne peuvent pas se tâter. Ils se regardent les unsaux autres et se calment. Moi aussi. Au fait je n’en ai pas été inquiet.J’étais tranquille. Je l’ai été tout le temps. Le liquide se mêle à la flaquequi s’écoule vers l’embouchure.

Et le brouillard est moins épais. Il va peut-être se lever. Oui. Il selève.

La neige s’en est allée. Nous seuls on mêle nos écoulements à sesrestes. La neige n’est plus. Et les oiseaux sont disparus.

De quelque part, des nouvelles. On annonce d’une voix rauque lacessation du bombardement atomique. Les rescapés doivent se présen-ter…Je ne comprends pas où. Je ne me donne même pas la peine de com-prendre. Sur le tard, je rejoins ceux qui marchent continuellement, dansla même direction.

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Les rédempteursLa grosse couverture, rendue raide par une longue utilisation, est

enfoncée sur la tête ronde, comme une courge, avec des yeux obliques,à peine entrouverts, des joues luisantes. Plusieurs bras la fixent tout au-tour d’un monticule qui enfle, rarement, mais systématiquement.

Et il n’y a rien dans la proximité immédiate où les regards puissentse reposer. Il n’y a pas moyen de chasser l’ennui de toute cette éternité.C’est par ici qu’on doit bouger quelque chose. L’air est trop pollué. Maiscomment ouvrir une fenêtre, là ou il n’y a pas de fenêtre?

– Bonjour. Je suis Jésus, fils de Dieu.– Quel Dieu? Je ne connais aucun Dieu.– Dieu est mon père, enfanteur de mon corps et de ma foi, dit

l’un en ricanant.– Et quelle est ta foi? l’incita l’autre.– Il faudrait te le dire. J’ai confiance dans les gens, leur bon côté,

continua Jésus son plédoyer.– Moi aussi, je me fie à eux. Mon nom est Bouddha, et mes frères

se fient à ma foi. Et les tiens?– Non. Les miens ne croient pas. Les miens, ils ont voulu que je

fisse des merveilles. Et ils m’ont crucifié, en attendant que je ressuscite.– Et tu as ressuscité? l’agaça comme toujours Bouddha.– Comme tu le vois. Je suis aussi vivant que toi.– Mais c’est une bêtise. Je n’ai jamais été vivant. Je suis purement

et simplement une création agréable des âmes de ceux qui veulent croireen quelque chose. Je suis un rêve nécessaire, tandis que toi, tu te veuxen tant que réalité.

– Mes frères ne croient pas aux inventions. Mon père a été, maisil ne leur a suffi pas. Ils ont voulu que mon père eût un fils, qu’ils pussenttoucher, sentir et qui leur fît des merveilles, poursuivit-il l’argumentation,comme tant de fois.

– Tu nous casses avec ça. Qu’est-ce?– Voilà, par exemple, j’ai montré aux gens le chemin vers l’entente

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et l’harmonie.– Moi aussi je le leur ai montré. Mieux dire encore, ils l’ont trouvé

tout seuls, en m’imaginant. Et ce n’est pas une merveille.– Il faudrait que je te dise bien des choses. Dieu père, étant invi-

sible m’a inventé pour que les gens vissent et crussent.– Et ils croient?– Ooouuui! Bon, il fut un temps où ils n’en étaient pas très sûrs,

mais je leur avais fait des merveilles, c’est-à-dire des choses qu’ils ne pou-vaient pas faire et alors ils avaient cru et depuis lors ils croient toujours.Que puis-je te dire encore? Comme s’ils ne croyaient plus. C’est pourquoije suis revenu. On a besoin de moi.

– Et tu en feras d’autres?– Puisque je te le dis.– Quoi donc?– Je vais en arranger une plus grande que la dernière.– L’une vas-tu arranger, rien du tout, parbleu. Tu les as purement

et simplement trompés. Tu crois avoir été le seul à part parmi les gens?– Je ne le crois pas. Ce sont eux qui me l’avaient dit et ils l’ avaient

cru en même temps..– Impuissance des gens ordinaires, de la foule.– Dis ce que tu veux, frère Bouddha, mais cela s’est passé comme

ça.– Tout d’abord cesse avec ces bêtises. Je ne suis pas ton frère.

Deuxièmement ne te fie plus tellement à la volonté d’un troupeau incapa-ble de trouver seul le chemin vers la vérité et ne fais plus le matamore.Je ne peux pas croire que tu aies été le seul à même d’apporter à cesvauriens, le chemin vers le bonheur. Ils en ont été d’autres, mais toi pro-bablement, tu as été le seul capable de leur apporter le chemin vers lebonheur. Ils en a eu d’autres, mais toi probablement tu as été le seul àmême de présenter ta marchandise dans des emballages véridiques. Etles grenouilles avaient coroissé à l’unisson, à la faveur de tes inepties.C’était encore plus facile. C’est pourquoi ils t’ont crucifié par la suite.Puisque d’autres l’ont été aussi.

– Oui, mais ils n’ont pas ressuscité. – Et toi? Comme si tu étais vivant? Et je t’en prie, ne m’interromps

plus. Ta mère ne t’a pas éduqué?– S’il te plait. Laisse ma mère tranquille.– Et pourquoi ça? Au fait je remarque qu’elle ne t’a pas bien élevé.– Ma mère a été et elle est toujours La Vierge Marie.– Autre sornette. Elle serait vivante, hein?– Non.– Et elle est morte vierge?

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– Oui. Je l’affirme, haut et fort.– Pauvre Jésus, tu es à plaindre. Ou tu es sot, ou bien tu es ma-

lade. Réveille-toi, garçon. Nous tous, ha, ha, nous avons la même origine.Et tu sembles pareil à nous.

– Je ne te le permets pas! Je ne te le permets pas! Tu comprends?Je ne te le permets pas!

La voix de Jésus le Rédempteur était devenue gênante et stri-dente.

– Qu’est-ce que c’est ce bruit, se fit entendre de quelque part lavoix d’Allah.

– Viens ici, mon frère, voir quelle merveille. Ce pauvre Jésus sou-tient que sa mère est morte vierge.

– Eh bien que m’importe. Elle peut mourir comme elle le veut, en-tendit-on la voix de loin.

– Tu as raison, mon vieux, parvint des cieux la voix de Dieu.– Je t’en remercie Père, ne put pas retenir sa joie Jésus, en en-

tendant la voix de son Père. À grands pas et chaloupés, traînant à peine son gros ventre, s’ap-

prochait Mahomet.– Mahomet! Mahomet! l’appela Bouddha.– Que veux-tu? daigna Mahomet répondre.– Tiens, ce que dit Jésus, sa mère est morte vierge.– Possible. Lorsqu’une femme n’a plus de mari depuis longtemps,

tout en elle se rétrecit.– Et tu insinues que…– Quelle en est l’importance? Mon père Allah nous a donné plu-

sieurs femmes juste pour cette cause. Chacune reste pareille jusqu’à ceque son .tour arrive.

– Imbécile, ce n’est qu’à cela que tu penses, s’esclaffa Bouddhadépité.

– C’est toi l’imbécile, celui à mille visages. Puisque ce n’est quetoi qui puisses devenir cinglé à ce point de ne plus tenir compte du mondecharnel. C’est là, mon frère, que règne le bonheur, c’est bien là.

– Et l’âme?– C’est toi qui parles de l’âme? Celui qui a mille visages a tout au-

tant d’âmes et laquelle peux-tu rendre heureuse la première? dit Allah,éclatant de rire.

– Bah, c’est toi, celui-là.– Frères, ne vous disputez plus, intervint Jésus.– Vas-t-en au diable, prit la mouche Bouddha, lui giflant la joue

droite. Que veux-tu?– Je veux que vous ne vous disputiez plus.

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– Mais qui se dispute, hé Jésus, lui dit Mahomet, brusquementénervé.

– Vous. Vous scélérats, soutint Jésus son point de vue.– Alors tiens, prends ça aussi, et Mahomet lui administra à son

tour une gifle retentissante. Jésus prit son visage ardent entre ses mains,essayant d’en apaiser sa douleur. Puis, se rappelant les conseils de sonPère, dit:

– Dieu mon Père, Dieu mon Père, comme tu m’as mal appris. Cesimbéciles-ci sont capables de me réduire en poussière mais pas d’appren-dre quoique ce soit. Tu n’es peut-être pas d’accord avec quelque chose,mais je ne me laisse plus aller, sache le. Ceux-ci disent que les merveillesn’existent pas. Et ils disent que je ne suis pas vivant non plus. Et si je nesuis pas vivant, alors pourquoi? Tu m’entends? Pourquoi?

Il se raidit puis comme un arc se mit à taper dans tous les sens.Il frappait et recevait. Tous frappaient, tous recevaient. À qui mieux mieux.

La porte s’était ouverte d’un coup, laissant entrer tout d’abord latête, puis le corps de l’homme habillé en blanc. Les gestes et les voix seturent. L’homme s’avança lentement, mais sûr, conscient de son pouvoir.

– Mes mignons vous avez envie d’être harnachés, à ce que je vois.Je vais vous calmer tout de suite. Au lit. Au lit, j’ai dit!

Il se pencha ensuite pour ramasser par terre la couverture grise.– Parbleu. Toi, qu’est-ce que tu cherches? Te voilà?Ébouriffée, effrayée, la fille bondit rapidement, en se glissant vers

la porte.– Balaye, parbleu, balaye puisque c’est pour ça que je t’ai embau-

chée, non pas pour fabriquer des saints. Des saints, on en a assez gro-gna-t-il, en jetant sur la table du salon la boîte à médicaments.

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La crucheLa porte de la cellule s’entreouvrit avec un claquement sec. Dans

son cadre, le ceinturon glissé au-dessus le ventre volumineux, l’adjudantManolache, fourchu, lâcha l’appel d’une voix rauque:

– Hé, Pandele, ton tour!Du tas de paillassons dépliés sur le ciment, on entendit un mou-

vement traverser les corps engourdis de froid. La lumière de la petite fe-nêtre ne permettait pas à l’adjudant de distinguer trop bien qui nicomment se meut. Il se rengorgea fâché:

– Vas-y, vaurien !Un maigre homme de haute taille se détacha du coin de cellule,

s’approchant d’une marche de grue au-dessus les corps recroquevillés surle ciment glissant.

Il toucha timidement la porte ouverte. La mauvaise odeur de lacellule avait été remplacée par l’air d’un goût saumâtre du corridor, ce quil’étourdit. Il chancela.

– Eh ! le voilà qu’il simule, le boyard, siffla Manolache en le frap-pant d’un gourdin lustré. Le coup bref, piqué entre les omoplattes, projetale porteur de la souquenille sur le mur opposé. Il gémit. S’il avait crié,d’autres coups se seraient abattus sur son corps affaibli. Il traîna ses pasengourdis par l’immobilité vers le bout du couloir. Il connaissait le chemin.Au début, il l’avait parcouru plus souvent. À présent, deux-trois fois parsemaine, selon que le commandant de la prison avait envie, ou quelqu’unde ses adjoints.

Ce soir-ci, ce fut la lubie même du commandant.Bien grisé et enflammé de colère pour avoir trouvé son amante

occupée avec un activiste qui lui avait promis de la prendre en mariage,le commandant sentait le besoin de passer ses nerfs sur quelqu’un. Il s’estdécidé au sujet de Pandele, le professeur universitaire emprisonné pourla simple chose qu’il ne pouvait pas comprendre. Qu’il était libéral. Ehbien.»Quelle grand-chose, ce libéralisme là. Chose capitaliste», marmonnale commandant dressant l’oreille au bruit des pas traînés qui s’appro-

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chaient depuis les cellules. Il frappa puissamment de son ceinturon sapaume gauche. La violence du coup éveilla ses sens. Il s’anima juste au-tant que sentir son corps frémir d’impatience. Il avait frappé le malheureuxbien des fois, sans résultat. Il n’avait pas réussi en tirer aucun engage-ment, aucune confiance à mesure. Tant de mois de bastonnade et riende sa part.»Si je n’en tire rien ce soir, mon chéri, je le tue» pensa le com-mandant, en frappant de nouveau de son ceinturon. La porte du bureaus’ouvrit presqu’en même temps. Poussé du dos, Amadeo Pandele se re-trouva devant lui. La marche jusqu’au bureau du commandant l’avait dé-gourdi un peu.

– Dehors ! dit-il à l’adjudant. Celui-ci se retira ricanant. Il allait secaler auprès de la porte. Il aimait écouter les gémissements de ceux queson chef battait. Il avait de la force et de la méthode, le chef.

– Dis, ratatiné, tu vas te moquer de moi pour longtemps, l’apos-tropha le commandant. Il n’aimait pas le silence ; et Amedeo se taisait.Un ceinturon déchaîné s’abattit sur la tête blanchie. Les tempes pulsantde colère, l’officier lui appliqua de nouveau le ceinturon, en le terrassant.

En s’efforçant de se relever, affaibli, Pandele reçut un coup debotte militaire qui l’affaissa. Il renonça à se défendre. Les coups déchaînésl’hébetèrent. Il ne les saisissait même plus.

Fatigué, le commandant s’essuya le front de sueur, puis la nuquetranspirée, avec un mouchoir froissé et sale et puis alluma un cigare Car-pathes au filtre.

– Sacredié ! tu ne vas pas écrire cette déclaration-là ?Pandele gémit. Depuis des mois il n’entendait que cela, ce n’était

que cela qu’on lui demandait– Sergent ! cria le commandant d’une voix rauque. Il savait que

l’adjoint s’était collé à la porte. C’est pourquoi il l’appela sergent en tantque punition et dégradation.

– Ordonnez ! dit Mandache, dont la voix portait quelque mécon-tentement. Puisqu’au fait il était adjudant. Il avait peur de montrer sa ré-volte. Il aurait aimé qu’on lui dise camarade major ou tout au moinscamarade adjudant.

– À l’étau ! grinça le commandant, secoué par l’envie de vomir.L’adjudant le tira par la souquenille jusqu’à la porte entre-ouverte.

Il saisit sa main, dont il introduisit les doigts dans l’ouverture du battant,tirant de l’autre main une corde qui pendait au loquet. Un hurlement éclatade la gorge du malheureux.

– Tu écris la déclaration ? répétait ostentivement le commandant,faisant à l’adjudant le signe de tirer encore sur la porte. Le hurlements’était transformé dans un beuglement continu qui se propageait le longdes cellules, pétrifiant complétement les corps engourdis de froid et d’im-

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mobilité des autres emprisonnés.– Tu écris ? répétait le bourreau sans attendre quelque réponse.

Le sang jaillit des phalanges écrasées.– Ouuuuui ! hurla le torturé.La pression de la porte diminua. Les yeux agrandis de douleur, le

detenu se laissa traîner dans une chaise devant le bureau où gisait uneplume, de l’encre et du papier.

– Écris comme je te le dis. Tu as eu de la chance puisque les garssont intelligents ; ils ne t’ont pas fait introduire la main droite dans l’étau.Si on te l’y avait mise, tu n’aurais pas écrit. Écris donc:» Moi, le sous-signéAmedeo Pandele, né l’année, le mois, domicilié dans la localité, celle-làd’où les camarades t’ont enlevé, bon gré, je déclare: je consens à colla-borer avec les forces de sécurité de la République Populaire Roumanie.Cerveau, encre et papier, tu en as. Ce que tu n’as pas, porc, c’est la bien-veillance et le temps, puisque je suis pressé d’aller chez des putains. Vas,ta mère, plus vite. Il alluma une autre cigarette, observant l’écriture peinéeet hésitante du torturé. L’adjudant se grata les fesses, transpiré à la suitede toute l’histoire qu’il avait surmontée. Son képi était tombé par terre,et ses cheveux courts s’étaient ébouriffés à son insu.

– Signe et date, dit encore le tortionnaire, prêt à lui arracher lafeuille et la bien garder. Il éructa, content. Il l’avait anéanti. Il n’aurait passoupçonné que Pandele ait cédé. Il pouvait s’en aller maintenant chez ca-marade Lenuţa, qu’il avait récemment fait embaucher à la cuisine, pourqu’elle lui rende satisfaction une fois de plus. Ballonné, il lâchait des petsà chaque pas, s’étonnant de l’écho produit dans les corridors froids etmuets.

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Les araignées semblaient les mêmes. Sous la perruque âpre, levisage creusé de la vieillotte semblait traversé par de minces fils invisiblesd’une toile d’araignée. Le cierge roulé sur la poitrine s’était mouillé tel unepâte. On ne pouvait plus deviner les seins sous la robe lourde, spéciale-ment gardée pour la dernière occasion. Au chevet, le bout de la chandelleallumée s’était penché, mordant à la cire d’un côté, tout en produisantdes ruissellements liquides qui s’écoulaient au-dessus le bord du cercueuil.

Les quelques vieillottes à son chevet sirotaient, indifférentes, lecafé refroidi de la petite tasse, tout en bavardant terne, au sujet des sou-venirs de la décédée.

– Du temps qu’elle était sénatrice, elle nous a complètement igno-rées, Leonora!

– Mais elle avait les soucis de tout un pays en responsabilité, toi.

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– Sacrédié. – Ben, elle avait des lutins en elle. Je sais bien, dans combien de

lits est-elle passée jusqu’à ce que son frisson soit apaisé.– Tu commets des péchés, Leonora. Elle passait plutôt par des

parcs.– Moi, de la gueule, elle du cul. Ça c’en est la politique…– Tais-toi! si tu étais à sa place?– Mais comment, puisque je n’ai pas pu entrer ni dans le lit ni dans

les poches de ce vaurien-là qui avait soulevé ses jupes pour la faire ensuitese soulever dans le parti.

– Ce fut la volonté du peuple, Leonore!– Sapristi, gémit-elle. On ne rencontre plus bête que ce peuple. À

quoi bon être honnête, on ne choisit que les gueux.– Tu es envieuse, c’est ça…– Et comment. Cette loque est allée faire les lois. Et elle en fit de

si bonnes qu’on est arrivé à la dernière extrémité. Moi tout comme elle.Dès que ses seins se sont aplatis, on l’avait mise en marge. Elle s’est pourtoujours retirée, voilà, mais à quoi ça rime, dit-elle, suffoquée, en se re-levant de la chaise délabrée, suite à tant de veilles dont elle fut le témoindans la chapelle mortuaire du cimetière. Les flammes des cierges vacillè-rent sur son passage vers la sortie.Sur le banc, devant les tombes, Leo-nora avait allumé une cigarette sans filtre, aspirant avec avidité la fuméeâpre. Elle crevait de furie. La rivalité ne l’avait pas empêchée de se rendreau chevet de la sénatrice, même si elle s’y était rendue plutôt pour sa-vourer l’état où la décédée s’était trouvée. Aucun vrai ami ni proche pa-rent. Rien qu’elles, les frustrées, les injuriées de la grandeur d’autrefoisde celle qui allait faire son dernier voyage. Eléonore ne supportait nonplus la fosse sur l’allée des notabilités. Elle l’accusait, intérieurement, pourle fait aussi qu’elle était devenue Eléonore de Leana ou Lenuţa et pour nepas avoir fait bâtir un caveau. Elles se connaissaient bien. Elles avaientcommencé ensemble les cours de l’école primaire, toujours ensemble dansla prison en tant que cuisinieres, ensemble aux cours sans fréquence,après quoi elles s’étaient séparées. Elle s’est mariée à Mandache, et Leanas’était soulevé les pans des jupes au-dessus la tête du médecin qui habitaiten location chez eux et mangeait la nourriture subtilisée à la bouche desforçats.

Et c’était toujours ce pauvre médecin qui l’avait faite passer desétudes à la faculté, qui lui avait donné un enfant lorsqu’il poursuivait sadernière année à l’école technique sanitaire. Puis, Lenuţa prit le goût dela politique. C’était l’envie qui l’y avait poussée, c’était le désir de s’échap-per aux nombreux amants qui l’inopportunaient jusque dans les allées duparc municipal. Difficile à dire. Mais lorsqu’elle avait saisi que la droite tou-

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chait à sa fin et surtout qu’elle avait élaboré une loi de lustration des col-laborationnistes, elle était passée, armes et bagages, vers la gauche.

Elles s’étaient conseillées, toutes les deux.– Hé, écoute, si pharmacienne que je sois, si ces partisans des

paysans vont me découvrir, j’en serai foutue. Si cet imbecile-là, comman-dant de prison, devenu général, a été à même de parvenir, moi, la colla-borationniste, je suis foutue. Ce nigaud s’est retiré mais je ne sais plustenir ma maison.

– Mais est-ce que tu l’as jamais su! dit Eléonore.– Je l’ai su, ma mère l’a su aussi et à quoi bon? Puisque celui qui

estropiait les détenus est devenu un grand homme pourquoi, moi, ne leserais-je également. Il est bon que je n’aie pas trop affiché de sympathiepour les paysanats, pour que je puisse cotiser aux autres. Environ 80 000dollars et je serai sur la liste. Tu vas voir…

– Elle ne l’avait pas cru à ce moment là. Mais une fois devenuesénatrice, elle en ressentit l’amertume. Pas question de se taire, de s’en-freiner d’autant plus qu’elle avait constaté de quelle indifférence elle étaittraitée par Lenuţa la sénatrice. Chaque personne connue était une nou-velle occasion de médisances, d’autres dévoilements de la vie de madamela sénatrice. Elle en fut tellement affectée par une bonne part qu’Eléonorese laissa photografier par la télévision pendant une prière dans une cha-pelle parlamentaire, en provoquant le rire de la ville qui l’y avait propulsée.Les hommes mêmes, avec lesquels elle avait couché au hasard, chucho-taient sans entrave au sujet des conséquences des dévoilements. Mais lesprières ne lui furent aucunément utiles. Elle s’était alitée juste au momentoù elle s’imaginait saine et sauve. Et elle est morte, convaincue que lepeuple est bête et indigne d’une telle, Lenuţa, la pharmacienne.

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Le vase exploda entre ses mains. Il s’était peut-être électrisélorsqu’il l’avait frotté avec la brosse ou la huppe de l’archéologue. Puisqu’iln’était fou de crier sur les toits sa découverte. Et puis, il ne savait pas dequoi était-il question lorsque la petite pelle grinça sous ses mains. Il fallaitvoir. La terre émiettée s’était collée au vase marron. S’il en avait enlevé àl’aide d’autre chose, il aurait risqué de le détruire. Il avait observé l’ar-chéologue se servir de la huppe. Doucement, patiemment, jusqu’à ce qu’ill’en fît se détacher complétement. Il ne saisit même pas l’irisation qui luioffrait un éclat tout à fait particulier. Cela semblait être l’effet des rayonsde soleil sur l’émail humide, enterré sous la tour où on l’avait caché depuissi longtemps.

L’explosion le surprit tout court. Il n’eut même pas le temps de

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piailler. Le liquide pourpre qui éclaboussa son visage sembalit gluant etirritant. Même corrosif.

Il porta ses mains vers les yeux, instinctivement, bien qu’il ne réus-sit pas à faire autre chose qu’en sentir la viscosité qui s’étendait au-delàles sourcils. Il n’avait même pas saisi la volatilité du liquide. Une faiblebuée s’élevait lentement du visage et des vêtements du travailleur, en rou-gissant l’air de la proximité.

– Sacredié, qu’y avait-il dans cette vieille masure? se demanda-t-il en tâtonnant autour de la fosse.

Sans recevoir de réponse, il essuya du manche du veston la peauautour les yeux éberlués et s’appuya du dos contre la muraille de la fraîchefosse. Dans sa main, les tessons semblaient brûlants. Il les jeta tout prèsde ceux tombés de l’explosion. Sur son fond, une dalle qui faisait voir unmessage. Il se souvint de la huppe. Elle était gluante. Il s’en empara sansenvie et la passa sur la surface de la pierre poreuse. Il lut: PANDELE.

– Eh bien, voilà. Grande bonne chère. J’ai tellement creusé pourretrouver Pandele, dit-il, dépité. Puis, il s’en effraya, frissonnant. Ça alors,la cruche portait quelque chose comme quoi d’un homme. C’est-à-direPandele. La nausée le saisit à son insu. Il s’allècha contre son gré à mêmela pierre qu’il venait de développer. L’aigreur du palais de sa bouche sansair le fit chanceler. Il s’y affaissa, dans la vomissure qu’il venait de lâcher.

Quelque part, plus loin de sa fosse, les autres fossoyeurs étaientà leur peine, tranquillement. S’ils allaient trouver les monnaies en or ca-chées dans leur terre, ils en seraient payés.

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Le soleil s’était étalé par dessus les champs et les ruelles du vil-lage, déployant sa lumière si rarement traversée par quelque image éga-rée, prêt à se déchirer au premier coup de vent. Les vapeurs sedégageaient des étables des porcs, et les chiens étaient sur le point defaire pendre leur langue aux chardons des herbes desséchées, le long deshaies envahies par la fièvre de la four céleste. Quelques poules devenueschauves, suite au combat livré par un coq enflammé, laissaient traînerleurs ailes à travers la fiente émiettée. Des prunes accrochées désespéré-ment à la branche dépourvue de feuilles se donnaient l’air d’être rempliesde la sève du fruit bien mûr, cachant dans leur ventre de petits vers blanc-rougeâtre. Sur les éteules, les brébis s’étaient enclenchées sur elles-mêmes, dans un peloton laineux, ombrageant les lésardes de la terre,comme si elles avaient voulu défendre de leur corps la pousse des mau-vaises herbes qu’elles auraient enviées en tant que pâturage. Engourdipar la chaleur, le berger gisait auprès quelques pailles entassées, le large

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pantalon paysan humide, les mouches enragées bourdonnaient attiréespar sa sueur abondante sous son chapeau en paille, plus même que parle jus d’un melon écrasé du sabot de quelque taureau avachi.

Le professeur Mandache savait précisément que c’était par là queles bijoux, autrement arrachés aux mains des condamnés, avaient été en-terrés. Il les y avait mis, de sa main, avant que de redevenir civil et lapeur l’avait empêché, des années de suite, de les récuperer.

À présent, il n’avait plus presque peur. L’ancien commandant nes’était pas trop réjoui des tresses de général, la sénatrice qui l’avait sou-tenu comme une fidèle amante avait crevé et Eleonora, avec sa tête decuisinière n’avait aucune idée du secret de la cruche où il avait caché sontrésor. Tout comme lui, Mandache ignorait que Lenuţa était passée dansle monde d’au-delà sous les regards de sa fantasque épouse.

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Quelque corneille morte de faim sautillait après des grains de blé,croissant chaque fois que la pointe de quelque tige la blessait sous laqueue. La poussière noyée en elle-même recouvrait, en grosse couche,les éteules; n’eût été si faible, le vent non plus, n’aurait pas pu le pêtrir.Les gens se traînaient comme des vers engourdis, dans le limon bouillantqui flottait entre la terre et les cieux, à la recherche de l’ombre faite parles maisons trop cuites par l’ardeur de l’été. Fanés, les géraniums des fe-nêtres se mouraient.

Quelque fourmi, éblouie par le soleil de trop, courait à l’ombre desfeuilles fauchées par les rayons ardents, constatant avec stupeur que lechassis brûle tout aussi fort que la vitre de la fenêtre surchauffée. Sur laterrasse envahie de chaleur, un lézard se prélassait en se gavant de toutce qui osait bouger aux alentours, changeant de temps à autre la positiondes pattes d’appui pour éviter la brûlure du contact avec la latte dévastée.De rares silhouettes d’insectes volants se glissaient dans l’air comme side la cendre. Les mouches mêmes cherchaient la fraîcheur du fumier, sousla croûte crevassée et dentée par les herbes. Le village semblait mort. Etil l’aurait été pour de vrai, si, à ses confins, le peu de villageaois nes’étaient pas réunis, pour conduire, sur son dernier chemin, l’un d’eux,plus gonflé, le dernier jour de veille, que le reste des concitoyens indécisà donner leur dernier souffle. Sous le chasuble foncé, un maigre prêtreorthodoxe au visage terreux, mouvait difficilement le bras auquel pendaitl’encensoir au encens fondu par le métal brûlant sans même qu’il y ait dela braise. Le diacre brédouillait, la langue gluante, des paroles ordonnéespar les canons chrétiens. Les seuls fossoyeurs se réjouissaient, là, au fondde la fosse, d’un brin de fraîcheur, défiant le groupe endeuillé et transpiré.

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Lorsque les boules de terre ont repris leur place, le dernier coup de pelleapplanissant le tombeau à la fois, le défi des fossoyeurs était mort. Ilsétaient entrés dans le monde de ceux chargés par l’ardeur de la lumièresolaire. Le prêtre était tout mouillé au-dessous le chasuble et chaque passemblait être accompagné par un asoupissement. Le diacre le suivait pa-resseusement, tel un ver sans force, prêt à se laisser en proie de quelquecaveau, s’il en avait trouvé un vide, comme si leur village en aurait eu. Cen’est que dans l’église petite et délabrée qu’on pouvait respirer un air auparfum de cierge et d’encens. Il n’y avait depuis longtemps plu. Les tigesde fleurs mouillaient comme la margarine et le maïs se ratatinait d’un jourà l’autre comme si l’envie de tenir debout le quittait, la sève à la fois. Etdans cet engourdissement pâteux et brûlant, monsieur le professeur Man-dache avait sorti le pistolet caché sous le tapis en laine du faux plancherde la chambre de séjour. Il était sec, raide. La rouille même y était séchée,émiettée.

Il l’en enleva du doigt, puis de l’ongle et lorsqu’il en vit, l’air d’unsoupçon, il mit quelques gouttes de vodka sur les taches sombres pourensuite les effacer du coin du mouchoir. Il prit une cartouche et l’introduisitdans l’un des orifices du chargeur. Il fit la première note, dustylographe:»J’ai décidé de me suicider. Le pus a gagné du terrain, plusvite que je ne l’aurais pas cru». il a signé et a fermé les couvertures del’agenda, le stylographe entre les feuilles qui dataient son intention. Il arapproché l’arme de sa bouche. La fraîcheur du métal était agréable. Ill’éloigna, tapa le chargeur et le rapprocha encore, puis appuya le déten-teur. Le déclic le fit frissonner. Son cerveau se ratatina brusquement, enle foudroyant. Puis, il se détendit tout aussi brusquement. Rien n’était ar-rivé. Affaissé, tel une dinde engourdie par la chaleur, il laissa ses bras pen-dre. Il rouvrit l’agenda et nota:»J’ai décidé de tirer comme à la rouletterusse. J’ai tiré un premier feu. Rien n’est arrivé. J’essaie toujours, termina-t-il la note et signa pour toute éventualité, Pandele. Il frappa de nouveaule chargeur du plat de sa main transpirée attendant qu’il arrête de tourner.Il rapprocha le canon du palais bucal, appuyant la détente. Des ruisselle-ments se glissaient, derrière les oreilles, le long du cou, vers le ventre, oùles poils s’espaçaient, voûtant dans la zone de la ceinture sous l’ombril.Son cœur s’ébattait follement. Le choc avait été plus supportable que lapremière fois. Il reprit ses notes d’une main tremblante. La pâte du stylo-graphe s’amassait à son bout ardent, grossissant étrangement les bouclesde l’écriture.

«C’est toujours moi. J’ai tiré encore une fois. Je ne supporte plus.Je suis mort et cela devrait rester ainsi. J’y suis mort, là, dans la cellule.Je vais encore et encore tirer, jusqu’à ce que je finisse pour de vrai…». Ilne signa plus les mots gluants couchés sur l’agenda comblé par l’engor-

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dissement. Il n’existait plus, de manière officielle. Il était sorti de toutesles évidences officielles. Maintenant, une fois les dossiers, les dévoile-ments et toutes les histoires qui visaient les collaborationnistes ravivés,on allait, certes, le retrouver. Lenuţa l’avait averti aussi, par l’intermédiairede sa Léonore à lui.

Il porta le pistolet à sa tempe. De la sorte, la détente serait fatale.Le détenteur déclencha les mécanismes d’un claquement sec. Sans résul-tat.

Irrité, il fit claquer maintes fois le détenteur. S’esclaffant follement,il répéta à l’infini le geste d’appuyer le détenteur. À mesure que le déclicsonnait creux, le désespoir se substituait au effroi”. Je ne suis même pascapable de mettre fin à ma vie!” se dit Mandache. Furieux, il appuya en-core. Le grondement le surprit, la bouche bée. Il aurait voulu changer designature. Signer: Mandache. Je suis Mandache, paraissait dire le râle gé-missant qui sortait de la bouche bée de celui qui avait réussi, au dépourvu,trouver enfin, sa fin.

Lorsque Eléonore allait rentrer des funérailles de Lenuţa, la séna-trice, ce n’était pas l’horreur du corps au cerveau éclaté sur la table qui larendrait perplexe, mais la signature de l’agenda martyr: Pandele.

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La maisonAu début il a arpenté tranquillement le contour. Se sont ensuivis

les travailleurs. En quelques jours, la fondation était prête. Sur le terrainvague, les tas de pierre, les sacs de ciment, les briques disparaissaientdes piles rangées, en se transformant. Des murailles ordinaires, des es-paces délimités, des trous pour les portes, les fenêtres prenaient rapide-ment forme, sous les mains des contre-maîtres. Au milieu d’eux, il sepromenait à pas hésitants en caressant de temps à autre, du bout desdoigts, les murs non plâtrés. Autant à l’arrivée qu’à leur départ, les ou-vriers lui serraient la main, le visage souriant. Ils avaient rencontré unclient prétencieux, qui savait ce qu’il voulait. Il ne leur restait qu’à montrerce qu’ils étaient à même de faire. Cette maison-ci allait être une sorte demagnificence à eux.

Avant la fin de l’été ils avaient monté le toit. Puis commencèrentles crépissages. L’automne les avait trouvés avec la menuiserie bien à saplace. Ensuite, l’hiver s’installa en maître sur la cour remplie des déchetsdu chantier improvisé. La neige avait couvert, avait nivelé, avait unifor-misé. Les ordures et les sentiers, le cailloutis, les bouts de latte, les trouset les monceaux étaient à peine visibles du manteau blanc. Il était parti.Puis il revint une fois le printemps arrivé. Le même pas hésitant, lesmêmes mouvements prudents, d’admiration et de perception de l’espaceà travers les mains. Journellement, l’après-midi, il arpentait au pas, dé-fonçait du pic en diverses directions, en sorte que le contour du jardin soitvisible. De place en place, lui, l’étranger de ces endroits, avait commencéà piocher.

En mesurant du manche de la pioche la profondeur des trous,l’étranger rangeait des jalons façonnés, en esquissant un enclos à lamesure de la maison à peine dressée. Les voisins s’en demandaient,s’en étonnaient, mais ils n’osaient pas intervenir de quelque manière

que ce soit. Une seule fois, l’un d’eux avait questionné s’il pouvait l’aideren quelque sorte mais…

– Non, je n’ai besoin de rien, vint la réponse, qui avait mis fin àtoutes intentions bienveillantes. Ils s’étaient contentés de le voir travailler

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et d’en peser des yeux les ébats.Puis, au temps des cerises, les voisins furent invités aux noces.

Des parterres des fleurs éclatées en couleur, de la maison éblouissantede propreté, lui, l’étranger, les invitait à la partie. Les voisins vinrent pous-sés plutôt par la curiosité que joyeux de l’invitation. Ils allaient peut-êtreapprendre quelque chose comme aux noces.

Au seuil de la maison, le couple leur serrait les mains, tandisqu’une vieillotte recevait les présents, en les rangeant sur la petite tabledu hall.

– Soyez les bienvenus, leur disait-il, en souriant, tandis que la ti-mide mariée se laissait embrasser les joues.

La musique d’un magnétophone créait l’ambiance nécessaire aumoment solennel. On ne dansait pas mais tout le monde était bien dis-posé. Les blagues et la bonne disposition s’entrecroisaient nonchalemmentau-dessus des tables abondantes. Le vin léger et de qualité avait délié lescoeurs les plus silencieux.

Lorsque tout prit fin et que les derniers invités furent partis, il seleva de la table, sans observer que devant lui, juste sur le bord de la tableil y avait une bouteille d’eau minérale. Il la toucha involontairement. Lebruit de la bouteille renversée le cloua sur place. De grandes larmes ruis-selèrent brusquement sur les joues. La vieillotte s’empressa de le conso-ler:

– Cela a été très beau mémère. Rien ne s’est passé et personnene s’en est rendu compte de quoique ce soit.

La vieillotte prit sa tête entre ses mains:– Tout a été bien mon fils, tu comprends?Il n’y répondit pas. Les regards figés, étranges, il murmura confu-

sément:– Si je devais mourir à cet instant et je voudrais quand même voir.

Dis-moi, mère, elle est belle? Comment est-elle?La vieillotte le regarda avec douleur, reprenant:– Je te l’ai déjà dit. Elle est mince aux cheveux dorés et les yeux

noirs. Elle est souple et elle est de taille à peine plus petite que toi.– Oh, combien je voudrais voir, dit-il, prenant sa tête entre les

mains désespérément.Assise sur une chaise, la mariée se leva sans bruit. Elle s’approcha

et le saisit par la main.– Viens, viens je t’en prie. Tu es mon époux. Il la poursuivit,

confiant. Sa main avait enclenché, éperdue, la sienne. À ce moment-là,elle était son seul guide. Une trace de sérénité s’étalait doucement sur levisage, bouleversé par la douleur, de celui qui n’avait jamais vu une fleur,un fruit, une maison, une femme.

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La poupéeCoucou !Dans la salle d’attente IIe classe, gisaient pêle-mêle, gens et ba-

gages. Sur des bancs, à même la terre, pelotonnés auprès du calorifère,respirant tranquillement le même air vicié et humide des chaussures etdes vêtements moites, dans une attente résignée au-delà l’ennui qui ef-façait des traits, diluait la personnalité récomposant l’image de certainesgens navrés. Le jeu des enfants faisait ouvrir l’œil mécontent dequelqu’un, suivi par un grognement incompréhensible. La petite fille s’étaitcachée derrière les bagages d’un paysan endormi.

Le garçon, un peu plus grand qu’elle, la cherchait du regard, crai-gnant le bruit. Un éternuement la déconspira.

– Je t’ai vue, ça y est, je t’ai attrapée !Dépitée, la fillette se releva. Puis, elle vint s’asseoir tout près de

lui.– Je ne joue plus. Tu me trouves puisque je suis enrhumée. Le

garçon la regarda, désemparé. Il ne sait que faire. Et le train n’arrivaitplus. Par les vitres embouées, il observait la neige tomber uniformément,rendant plus difficile encore l’attente. Il n’avait pas sommeil. Il était sou-cieux. Ils étaient seuls et si le train arrivait il n’y aurait personne à les ré-veiller. Heureusement, il savait se rendre chez ses grands- parents. Il étaitparti de la crèche sans demander la permission. On ne le lui aurait paspermis, de toute façon. Et sa petite sœur était à la crèche.

Puisque c’étaient les vacances. Et pendant les vacances, ils allaientjadis chez leurs parents, courir, jouer, se faire traîner dans la luge, allerchanter pour le Nouvel An. Il en avait déjà des souvenirs.

Maintenant, la grand-mère était malade. Le grand-père la soignaitet il ne pouvait pas les rejoindre.

Décidé de faire le grand, il essuya de sa paume les larmes quiétaient en train de s’écouler. Les premières vacances sans la mère. Sonpère, il s’en souvenait vaguement. Ni ne le voulait pas. Il était parti toutde suite, après la naissance de la fillette. Puis, et peut-être juste à cause

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de cela, sa mère était tombée malade. La fillette avait quatre ans. Maisoù était-elle ? Il n’avait pas observé sa disparition. Il la découvrit dans uncoin de la salle d’attente, regardant fixement quelque chose. En se glissantà peine, surmontant des bagages, il se retrouva près d’elle. Elle fixaitquelque chose qui ressemblait à une poupée. Non, ce n’était pas une pou-pée. Sur une chaise, enveloppé d’une couverture, un tout petit enfant.Elle n’en avait plus jamais vu de si petits. Il dormait et souriait pendant lesommeil.

– L’omnibus 5005 a un retard imprécis….L’enfant se réveilla, rou-lant tout autour les yeux. Il piailla tout doucement, puis de plus en plusfort. Aux alentours, les passagers sommeillaient, silencieux.

– Il semble qu’il n’y ait personne avec lui, chuchote le garçon, d’unœil interrogateur de tous côtés.

– Je le prends, moi, répond la fillette.– Toi ? Qu’en feras-tu ?– Jouer avec. J’ai toujours eu envie d’une poupée.– Mais ce n’en est pas une!– Que c’en soit une ou non, je veux jouer avec.– Impossible, chuchote le garçon, craignant de réveiller les gens

aux environs.– Mais si, mais si…– Tais-toi…La fillette avait déjà pris l’enfant dans ses bras, le berçant lente-

ment.– Le train acceléré 524 arriva dans la station sur la ligne trois et il

repartira dans la direction….Les gens se lèvent empressés, ramassent leurs bagages et se

bousculent vers la sortie. L’enfant pleure pour de bon.– Les pauvres, ils en ont assez, eux aussi, murmure une femme,

hochant de tête.– Folle, sa mère. Faire sortir un petit enfant par un pareil temps

et l’amener dans les gares…Une vieillotte dégourdie les regarda indifférente puis, contentée

du silence recouvrant la salle, s’est allongée sur le banc, le sac en vinyle,presque déchiré, soigneusement placé sous sa tête. Il y avait des places,à présent, dans la salle et le train, on ne connaissait pas l’heure de sonarrivée. Retard imprécis...

L’enfant piailla de nouveau. La fillette le tient sur ses genoux et leberce. Le garçon se taisait et la regardait mécontent.

La porte de la salle d’attente s’ouvrit tout à coup, ramenant, latempête à la fois, quelque chose qui rendit encore plus mécontent le gar-çon. Un milicien. Il avait déjà vécu des moments pareils. Il savait ce qu’il

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cherchait. Des vagabonds abrités par ici, ou des voyageurs sans ticket. Etlui, fuyard de la crèche, sans ticket non plus…

La fillette, innocente, berçait toujours l’enfant. Le milicien regardepartout et part content.»Rien de suspect par ici». La fillette se penche au-dessus l’enfant endormi et lui souffle l’air chaud.

– Il aurait froid, lui aussi, disait-elle, grelottante.– L’omnibus 5005 arrive dans la station à la ligne deux et repartira

dans la direction…– C’en est le nôtre. Laisse-le et allons-nous en…La fillette le re-

garde confuse et ne bouge pas.– Allons, tu n’entends pas ? Le train arrive…Allons, laisse-le ici, où

tu l’as trouvé.– Je ne veux pas, dit elle, continuant à le bercer sur ses frêles ge-

noux.– Vas-y, ne sois pas bête ! Je t’abandonne ici, continuait-il, à voix

basse, tremblante.– Vas-y, toi ! Puisque tu es méchant, va-t-en ! Il est seul, tu ne le

vois pas, toi ?Le garçon demeura indécis pour un moment. S’il continuait, il au-

rait attiré l’attention là-dessus, puis les questions se seraient ensuivies. Ilse penche, il prend l’enfant dans ses bras. Il était plus léger qu’il ne l’auraitpas cru. Il pousse doucement la fillette vers la sortie.

– Allons, plus vite !Sur le quai, la tempête fait mêler les gens à la neige.– Monte toute seule, essaie, je ne peux pas t’aider.Une femme avec beaucoup de bagages les fit monter à tour de

rôle ; elle, tout d’abord, puis lui, l’enfant avec. Il ne dit pas merci. Il sedonna la peine de disparaître au plus vite, craignant les questionnaires.

Dans le wagon suivant, un compartiment vide. Il posa le fardeausur un banc et respira, soulagé. Ils allaient descendre à la troisième sta-tion. Puis, un brin de chemin à pied. Mais là, il n’avait plus peur. Il s’yvoyait déjà arrivé. Grand-mère devait être toujours alitée, telle qu’il le sa-vait depuis longtemps. Grand-père a allumé le feu et dans la maison il fai-sait chaud. Puis, il allait leur préparer le dîner et les faire coucher. Puis, laneige et le jeu. Seule maman n’est plus. Mais il y a grand-père. Il a voulules élever. On ne le lui avait pas permis. Il soignait à peine grand-mère.On avair décidé: la crèche, c’était le mieux. Ils allaient grandir, étudier ,oublier…

Le petit garçon regarda par la vitre où il avait pratiqué un œil, eny soufflant et grattant la glace de son doigt. Il ne voit rien que la tempêtede neige. Il était attentif à compter les stations, pour savoir où descendre.Le peu de chaleur du train et la fatigue firent s’endormir la fillette. Le gar-

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çon saisit la manche de son mince paletot.– Ne dors pas, tu entends ? Ne dors pas ! la fillette ne voulait pas

ou ne pouvait plus l’écouter. Le train s’arrêta de nouveau. Il avait pourune station encore.

– Veux-tu que nous nous endormions ? Lève-toi, va, lève-toi ! Quiva nous réveiller ? Ébranlée, élevée par force, la fillette ouvrit les yeux !Elle reprend l’enfant dans ses bras. Elle le berce, prononçant des mots ca-ressants, sans aucun sens, ne sachant plus qui était l’enfant, lui ou elle….

Le petit garçon la regarda pensif. Il avait une sœur, une respon-sabilité et un sens. Il posa sa main sur son épaule ; et la sentit trembler.La fillette ne se plaignait pas. Il avait donc une sœur «à l’honneur» commeils avaient l’habitude de dire là….Il la regarda dans ses yeux clairs levésvers lui.

– Qu’aurait-il fait sans nous…pleurnicha la fillette, suppliant. Il nerépondit pas. Il aurait voulu lui sourire, mais il ne pouvait pas. Son visageexprimait seulement l’acquiessement de la chose déjà accomplie.

Sur le corridor on entend le cliquetis de la cloche du contrôleur.Il sentait le cœur dans la gorge. Maintenant. Qu’il passe. Cette

fois-ci aussi.Le contrôleur les regarde par la porte et passe plus loin. Trois pe-

tits enfants ne pouvaient pas être seuls.» Les parents se tiendraient, peut-être, quelque part, à côté, causer, comme il arrive dans cet omnibus où,presque tous les voyageurs se connaissent».

Nous descendons à la première, dit-il ferme. Tu le ties dans tesbras. Je descends et le reprends. Puis, ce sera ton tour. Prends soin. L’es-calier est enneigé.

Il voudrait voir, regardant par la vitre, où se trouvaient-ils. Il y avaitd’abord une forêt d’acacias, puis une fontaine, puis…Inutile. La vitre étaittrop gelée. Il sentit le train ralentir. Il n’y avait pas question de quêter en-core. Par ici.

– Allons !L’enfant pesait lourdement. La fillette le portait en silence.La porte de la voiture s’ouvrit difficilement. Les paumes du petit

enfant se glacent contre les portes froides. Il essaie de toutes ses forces.Il craint solliciter quelque aide. La porte cède, enfin. Il descend, de l’airde quelqu’un de responsable. Il tend les bras vers sa petite sœur. Il n’yarrive pas. La fillette s’agenouille, se donnant la peine de se rapprocher.Il n’y arrive toutjours pas. Le garçon remonte une marche. Prend l’enfantet saute dans la neige. La fillette se relève et descend, effrayée, marchepar marche, saute et tombe à côté de lui, dans la neige et la tempête. Onles aperçoit à peine.

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L’employé les considère. Lorsqu’il les voit s’éloigner du train, ildonne le signal de départ. Puis, il s’approche, indécis.

– Et vous, petits Poucets ?– Nous sommes venus chez grand-père, en vacances !– Seuls ?– Mais oui !– À qui êtes-vous mes braves ?Les enfants le regardent et se taisent.– Qui est grand-père ? s’essaya-t-il, de nouveau.– Papa Oprea…– Ah….est-ce qu’il sait que vous lui rendez visite ?– Non, mais pas besoin, répondit le garçon et repartit difficilement

à travers la neige entassée dans la gare désertique.D’une main il portait l’enfant, de l’autre il traînait la fillette qui s’en-

fonçait toujours dans les montagnes de neige.L’employé s’imagina tout à coup la terrible situation. Il entend clai-

rement, à présent, les paroles de sa femme pendant qu’elle lui servait ledîner.» La vieille femme de Oprea est agonisante depuis quelques jours.On la fit communier. Les voisines la veillent à tour de rôle, cierge allumé.Le vieil homme tient debout à grande peine. Comme s’il s’en iraient tousles deux ? Ça va être difficile. Les villageois feront de leur mieux pour lesenterrer. Ils ont été bons maîtres de maison, à leurs places. Et à quoi bon? aux mains des étrangers. Heureusement, dans le village, il y a des gensgénéreux et craignant Dieu…»

Et maintenant, les enfants….Et le plus petit, qui est-ce ? Seul Dieuen sait. Deux ou trois, toujours des pauvres…

Il essaya d’être gai et les invita dedans.– Venez chez moi pour vous chauffer.– Non, merci, nous sommes pressés d’arriver chez nous, dit le gar-

çon.L’homme insiste. Il entoure de ses mains les frêles épaules et les

fait entrer de force. Au moins s’est un abri. Et le poêle chaud.Il attendait le relayeur.Les enfants se collèrent au poêle. Leurs visages étaient en feu et

les mains toutes rouges de froid. Il voulait être bon avec eux.Il ne savait que dire.Il regardait les mains collées au poêle.– Ne les tenez pas au chaud. Ça va vous faire du mal. Le garçon

enfonça ses mains dans les poches de son pantalon et la fillette les serraità l’aisselle du paleton.

– Tu n’as pas de paleton ? demanda-t-il au garçon.– Non, c’est pas mon tour. Et puis, je n’en ai pas besoin. Là, à la

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crèche, on n’en a pas besoin. Il fait chaud dans la salle de classe et dansle dortoir, également. Et la cour de l’école est si étroite. On joue rapide-ment et puis on rentre. Le peloton est plutôt encombrant. Et à quoi bon? Je ne savais pas qu’il y aurait une si grosse tempête de neige. Si j’enavais su, j’en aurais emprunté un. Mais comme ça…Maintenant, ça faitrien. On est arrivés, c’est bon…

Il parlait vite, pour ne pas laisser le temps aux questionnaires. Ilmentait et le faisait sereinement. Puisqu’il ne pouvait pas dire à quiconquequ’il s’était enfui. Au grand-père si, mais à lui, un étranger, peut-on jamaissavoir ? S’il allait le renvoyer ?

L’employé le regardait, toujours pensif. Leur mère, la fille du vieuxOprea. Il la connaissait depuis l’ecole primaire. Elle était plus âgée que luide quelques années. Elle était devenue belle mais sans fortune. Il avaitentendu dire, dans le village, qu’elle était morte au dépourvu. Ses penséesfurent interrompues par l’arrivée de son relayeur. Il était entré en trottantpour secouer la neige de ses bottes.

– Salut ! Hé, quel mauvais temps…Bon, tu peux partir. Et ces petitsqu’y en at-il ? Puisqu’ils ne sont pas les tiens ?

– Non. Ce sont les petits neveux du viel Oprea. Ils sont à peinearrivés par l’omnibus. Je les ai amenés au chaud. Je vais les conduire à lamaison…Seuls, dans ce courroux, ils ne se débrouilleraient pas. On en re-parlera. Allons, hé !

Il prend le petit dans ses bras. Le garçon et la fillette le poursui-vent, silencieux.

Combien d’enfants avait eus la femme ? Et celui-ci, le plus petit,quel âge aurait-il ? la nouvelle de sa mort était arrivée depuis quelquetemps.»Mais à quoi ça rime. Il est bon que je les emmène chez eux. Jevais dire à ma femme. Qu’elle fouille, elle, si elle le veut. Les femmes,elles, savent mieux et bien plus de choses».

Ils avançaient vite, sous le ciel ombragé par les nuages écarlates.La lampe était allumée dans la maison du vieillard. Il n’appela pas à laporte cochère. Qui lui aurait ouvert ? Quelque voisine, s’il y en avait une,était à ses soucis. Il entra, frappa à la porte et ouvrit.

– Bonsoir, mon père. Je t’ai amené les neveux. Puis il sortit sansrien dire, ignorant qu’aurait-il fallu ajouter dans une pareille situation.

Le vieillard l’accueillit sans paroles. Dans le lit de la pièce, un ciergeallumé au chevet, la vieille gisait immobile.

– Grand-mère, nous y sommes ! se lance vers elle la fillette. Au-cune réponse. La femme ouvre difficilement les yeux. Elle regarde lon-guement, gémissant. Il n’y avait plus de larmes dans le creux de ses yeux.

– Prends soin d’eux ! murmure-t-elle à peine, essayant de caresserla tête de la fillette.

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Le vieillard regarde pétrifié le geste de sa main qui ne s’achèveplus. Sur le tard, des yeux fixes s’écoule une larme qui se perd dans le vi-sage sillonné de rides. Les épaules du vieil homme se courbent sous lepoids des pleurs. Les enfants avaient compris. Ils se serrent auprès de lui,se laissent embrasser à sa poitrine amincie par le temps et les douleurs.L’enfant placé aux pieds de la vieillotte commence à pleurnicher, puis àpleurer d’une voix criarde.

– Il faut changer ses linges, dit le vieillard, d’une voix tremblante,avalant ses larmes. Sur la table il y a une casserole avec du lait. Mets-lasur le poêle, au chaud, ajouta-t-il, la voix éteinte.

La fillette le regarda redresser son dos et essayer de dénouer lamèche, de ses maigres mains.

– Laisse-moi faire, grand-père ! dit-elle en se rapprochant.Le vieillard l’observe, étonné. Il a encore la force de sourire en

constatant son adresse.À la fenêtre, la tempête entasse la neige. La tempête de neige est

à sa tâche. Dans la pièce, le mystère du passage dans le temps s’accom-plit, veillé par un cierge allumé.

Bourgeon, fleur, fruit, branche. Quelque part, l’aboiement d’unchien se laisse couvrir par le sifflement d’une locomotive et de la tempêtede neige qui continue incessamment.

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La main Monsieur Costache Agarici fut saisi de peur. Sa main était brus-

quement enflée. Et qu’il avait été content, auparavant ! Des années desuite, il n’avait pas connu l’estime. Des années de suite, il s’était donné lapeine de se faire remarquer, sans avoir réussi à susciter au moins l’intérêtdu gardien de l’imposante institution où il travaillait. Et jamais il n’avaitpas été parfaitement heureux. Ce n’était qu’à présent qu’il pouvait, enfin,dire qu’il savait ce qu’était le bonheur. Son chef lui avait tendu la main.Indécis, Costache Agarici la lui tendit à son tour. Puis, comme si un fluiderelevant s’était glissé à travers les doigts minces et pâles, il sentit tout soncorps tressaillir tout court. Ce fut un tressaillement de joie, ce fut unspasme du corps surpris ; il n’aurait pas su préciser. Il ne sentit qu’uneimmense joie. Si grande, qu’après le départ de son chef, Costache de-meura les yeux rivés sur la main qui avait été le témoin de l’heureux évé-nement. Puis, comme s’il avait craint quelque profanation, il la retira dansle plus sûr cachet: la profonde poche du pantalon. La chaleur bienfaisantedu propre corps apaisa son inquiètude.

Une fois arrivé dans la mansarde pauvrette, il ne sortit pas la mainde sa poche, ni au moins lors de son coucher. Il préféra dormir habillé. Lelendemain, il ne travailla plus de la main pour laquelle un aigu sentimentde vénération naissait et prenait forme. Il se lava, quelques jours plustard, sur son corps à l’exception de la main. Dans le tramway il en prenaitsoin, comme s’il avait dû conduire son chef quelque part, spécialement.La main était tout aussi adulée, intangible, honorée.

Bientôt, la poussière et la misère creusèrent des échancrures dansl’épiderme. La main commença à gonfler. Il ressentait la douleur commeun tribut apporté à l’honneur. Une étrange suppuration se frayait place,de l’épiderme crevassé, parmi les doigts enflés. Lorsqu’il se décida la mon-trer à un chirurgien, il était déjà trop tard. Il fallait l’amputer.

«Qu’il est simple, pour ces médecins, de se prononcer», mar-monna, mécontent Costache Agarici. Comment renoncer tout à coup à samain vénérée.»Mieux, je meurs avec. À quoi bon une vie sans honneur

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?» se dit-il, pendant qu’il traversait, pensif, le hall de passage devant lescaisses de tickets. La main qu’ils voulaient amputer lui avait porté bonheur.Il avait enfin un rendez-vous décisif, après bien d’autres rencontres man-quées. Il avait trouvé, en fin de compte, sa moitié. Elle avait accepté. Au-jourd’hui, elle s’amenait, bagages avec, le rejoindre pour toute la vie.»Etces médecins voulaient l’estropier, le rendre manchot, juste au moment,juste au moment où…»

Il ne réussit pas à terminer la pensée. Effrayé par la garniture dutrain qui passait par la gare désertique, il glissa. Son chapeau tomba, en-levé de sa tête par le courant produit de la vitesse du train inopiné. Af-faissé à son insu, Costache tendit instinctivement ses mains pour l’attraperau dessous les roues du train. Les mains bougeaient aux tressaillementsbrefs, à travers les traverses comblées par les essieux des logies au mou-vement foudroyant. Il ne les vit plus. Le sang jaillissait des chiots enloques, incessamment. En attendant l’ambulance, il s’éteignait, son visageimprimé par quelque chose entre douleur et sourire de contentement. Lachance paraissait l’attendre encore. Il mourut silencieux, la pensée dirigéevers la femme qui devait descendre. Il n’a pas compris pourquoi était-ellehabillée de noir. Il n’a pas compris pourquoi ne pouvait-il plus l’attendre,pourquoi se hâtait-elle de…

La sirène de l’ambulance s’approchait de plus en plus.Le peu de voyageurs le regardaient, effarouchés, s’éteindre dans

la flaque de sang, comme si tout lui était arrivé lorsqu’il n’en avait plusbesoin. Les brancardiers placèrent les bras ramassés entre les traversesenduites de sang, sur le corps inerte, et s’en allèrent, lentement. Le hur-lement de la sirène s’éloignant fit les voyeageurs se répendre chacun à sabesogne, dans un engourdissement gluant, cerné.

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RicaPersonne n’aurait pas prêté attention à Rică n’eût-il été, chaque

jour, aperçu au coin de la Grande Rue, le pantalon rapiécé et les bretellesnouées sur sa poitrine crasseuse. Il était toujours affamé, les yeux grands-ouverts dans sa grande tête et les cheveux ébouriffés, toujours à la re-cherche d’un morceau de pain ou tout autre chose qu’il aurait pu manger.

Personne n’aurait su dire d’où était-il apparu parmi les autres vi-vants. Certains disaient qu’ils l’auraient vu dormir sous le pont qui sur-montait l’eau de Moldova, vers Horia, d’autres qu’ils l’auraient plutôt vusous la voûte d’entrée de l’Archévêché de Roman, d’autres qu’ils l’auraientaperçu sur les rives de Moldova, qui séparaient l’eau de la piscine récem-ment construite. Mais personne ne pouvait dire qui étaient ses parents.

C’est pourquoi, il y a eu de longues disputes dans le gros des ga-mins, divisés entre ceux qui soutenaient qu’il aurait un père et ceux quidisaient qu’il n’en aurait pas. On est même arrivé aux chamailles. Legroupe de ceux “avec père” a été chassé du territoire commun des jeuxpar le groupe de ceux”sans père” pendant deux semaines environ; pourensuite conclure un armistice formel, uniquement pour tirer au clair “l’in-cident”.

Les gamins se sont réunis, un beau jour, derrière les Halles Cen-trales Roman, là où on marchandait les melons et les pentures gitanes,ou les vêtements abîmés, volés, les pigeons voyageurs, dans des coffrestroués de I.L.F (Institution des légumes et des fruits) ou bien d’autres ba-gatelles. Lorsque les deux groupes se sont rapprochés l’un de l’autre, lespoings avaient commencé à siffler. Chacun s’était forgé, du présomptifpère de Rică, une sorte de cri de lutte.

– Avec pèèèèère! criaient les uns se ruant.– Sans pèèèèèère! hurlaient les autres, frappant à leur tour avec

ardeur.Ils combattaient, les uns et les autres pour l’une des deux possi-

bles vérités, sans qu’au moins l’un d’eux pense qu’il aurait été beaucoupplus simple de le faire venir tout près d’eux et lui demander, pur et simple,

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s’il avait ou non un père. Quant à sa mère, personne n’en avait pas cure.L’important, pour les garçons, c’était le père. On ne posait pas le problèmede l’existence ou de la non existence, pour ce qui était de la mère.

Lorsque les uns commencèrent à donner de visibles signes de fa-tigue, les yeux meurtris et haletants incessamment, ils se retirèrent pourreprendre haleine, rien que pour recommencer par la suite.

Quelqu’un de plus habile, parmi ceux “avec père”, dit sur le tard:– Et, au fait, pourquoi n’irait-on demander, en fin de compte, à

Rică lui-même?– Le lui demander? marmonnèrent certains d’autres, comme si ce

n’était qu’à ce moment précis qu’ils en auraient été éclairés.– Allons le lui demander, tomba la réponse de plusieurs parts.Et alors, ils partirent, chacun de son côté, le chercher.Ils n’en ont pas eu pour longtemps. Ils l’ont trouvé, devant la bou-

langerie du voisinage. Tous réunis rue Smirodava, l’un d’eux le questionna:– Hé, Rică, dis-nous la vérité! As-tu un père?Les yeux grands-ouverts, hors les orbites, s’étaient troublés pour

un instant. Puis, lorsqu’il fut sur le point de pleurer et que les poings seserraient furtivement, furieux, Rică s’est lancé comme un arc prêt à frap-per. Ils ont à peine réussi à les séparer.

– Laisse-le, hé, il est fou, tu vois pas?– Il s’était rué sur toi puisqu’il a, peut-être un père! dit l’un de

ceux “avec père”.– Mais puisqu’il n’en a pas! dit l’autre, “sans père”– Mais puisqu’il en a!– Mais puisqu’il n’en a pas! renforça un autre.La chamaille recommença. Rică s’éloigna, navré, se laissant glisser

au pied d’un mur et pleurer aux hoquets.Du groupe des combattants, on entendait toujours éclater les

contradictions:– Il en a!– Mais, il n’en a pas!– Il en a!– Il n’en a pas, hé!Et Rică de pleurer encore, affligé, à l’oubli de tous et de tout.Dans sa pauvre âme, il pleuvait aux larmes de tristesse; ai-je ou

non un Père?! Mais quelle importance, au fait et en fin de compte?

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L’essaimDéfaite, l’abeille gisait dans la toile de l’araignée. Ses lourdes ailes

se donnaient la peine de secouer la toile tissée avec tant d’habileté. Lesminces pattes vigoureuses s’agitaient inutilement pour s’échapper aux fi-lets qui les entouraient. Les pattes s’enfonçaient toujours plus profondé-ment, toujours encore. La fatigue commençait à devenir plus pesante.Déchirée par ailleurs, la toile refusait de céder. Le corps de la reine étaitsaisi d’un engourdissement indésirable. Elle n’aurait jamais cru s’acheverde la sorte.

Et l’araignée, une grande croix sur le corps, la guettait moqueuse.Et cette méchante toile gluante. Elle sentait la fin approcher. Elle la sou-haitait plus rapide, soit jamais. Elle ne savait même plus ce qu’elle désirait,mais elle voulait, expressément que tout finisse une fois pour toutes. N’im-porte comment, pourvu que cela finisse. Le temps qu’elle avait été reine,elle n’aurait jamais prolongé la peine de ses fidèles coupables. Elle prenaitconseil de ses conseillers au sujet de tous les détails désagréables, concer-nant la vie de la ruch,e s’essayant de remettre dans l’ordre tout ce quil’exigeait. Et elle n’avait pas vu le champ qu’une fois…Il y en avait desfleurs. Et tout le peuple volant si jeune l’avait élue reine. Les petitesabeilles étaient confiantes dans leurs propres forces de sorte que long-temps, dans la ruche, règnèrent le bonheur et le bien-être. Aucune n’en-viait la place d’une autre sans y avoir le droit, bien que toutes courussentla reconnaissance de leur effort. Puis, la première tempête arrivée et lesabeilles mâles dehors, la vie semblait plus facile. Il n’y avait plus d’aspectsnégatifs de travail, et les abeilles travaillaient avec profit et ardeur. Le mielruisselait de la ruche, attirant, en égale mesure, amis et ennemis. Desabeilles venaient vers leur ruche depuis d’autres plus pauvres pour y em-prunter le nécessaire, et elles y demeuraient même. La joie et l’abondanceavaient envahi la ruche et les abeilles en étaient toutes fières. Les plusbraves combattants étaient morts défendant leur honneur. Alors toute laruche s’est levée pour défendre son territoire et sa fortune et pour chasserles intrus. Les essaims voisins, plus pauvres, mais qui avaient bénéficié

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de leur appui au besoin, sont venus à l’aide. Et, vague après vague, tousles ennemis avaient été vaincus, même si le nombre des vaillants défen-seurs avait considérablement diminué. Mais, dans les rayons de miel, denouvelles générations se préparaient à naître. Les champs fleuris atten-daient impatiemment les jeunes travailleurs cueillir le pollen. Une nouvellereine allait naître et déposer la candidature dans la ruche formée avec au-tant de soin par la reine mûre. Son inquiètude avait produit des soucis dedéfense insensés. C’était chose connue: lorsque le règne de la reine étaitbon, la nouvelle reine devait chercher une autre ruche et reprendre, dèsle début, la lutte pour faire nourrir son peuple.

Les conseillers mêmes avaient oublié la sagesse des ancêtres. Ilss’agitaient aux coins des rayons de miel, frayant des lois et des projetsdestinés, selon leur dire, à renforcer le trône. Ils n’acceptaient dans lasuite de leur reine aucun personnel non vérifié, se donnant la peine d’ap-prendre jusqu’aux plus éloignées de leurs branches, la nature de l’arbregénéalogique. Toutes autres propositions étrangères n’étaient résoluesqu’à leur propre avantage. Ils avaient grossi outre mesure, presque tous,vu les “dons” en quantité. Dans leurs trous, le miel dépassait la limite,même celle admise en cas de nécessité. Peu à peu, le nombre de leursorifices s’agrandissait, comme s’ils avaient eu droit au miel.

Les vieux travailleurs étaient obligés de réduire journellementquelque cellule et certains habitaient même avec toute leur famille les en-viron 10 millimètres carrés. C’était pour rien qu’on faisait construire d’au-tres et d’autres orifices en cierge, c’était pour rien que de fameux maîtreshabiles cherchaient d’ingénieuses solutions pour frayer un nouveau che-min vers la ruche, puisque la suite s’emparait du meilleur. Elle s’en appro-priait non seulement pour elle que, surtout, pour ses proches parents,jusqu’à peu de temps auparavant, de simples travailleurs, mais devenus,on ne savait pas trop pour quelles raisons, de très importants fonction-naires. On disait que c’était la reine qui les appuyait, c’est pourquoi on n’ypouvait rien. Même chose chez les ruches voisines. Les pousses, à peinesorties sur les champs, portaient de grands sacs à remplir du pollen. Il yen avait pourtant, bon nombre affamé à cause des très petites rationsqu’elles recevaient en début de carrière de cueilleuses. Pas question deposte de responsabilité au commencement, lorsqu’elles n’avaient pas en-core ni proches parents ni relations. Et là, on n’y arrivait que soit très dif-ficilement, soit très facilement. Dans l’âme des mécontentes, la révoltes’agrandissait jour après jour. Le tas de pétitions envoyées là-haut n’enobtenait aucune réponse; aucune amélioration n’était visible. Ainsi, lesmécontentes allèrent se plaindre à la jeune reine, qu’elles nourrisaientavec du nectar et du lait cueillis par le battement de leurs ailes. C’est àelle qu’on communiquait tous les ennuis éprouvés, lui demandant, sou-

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vent, le conseil. Mais elle leur répondait que l’heure n’était pas encore ar-rivée pour vengeance et que toute chose en son terme. Pendant ce temps,elle exigeait qu’on lui apporte toujours plus de lait et de nectar, et elles,en dépit de leur pauvreté, ramassaient des réserves pour en avoir car onallait graisser à gauche et à droite la patte, au but de gagner le plus d’al-liés. Certaines abeilles, mécontentes, faisaient même partie de l’entouragede la vieille reine et ses soeurs préparaient le règlement des comptes, levieux gardien du rucher, un masque sur son visage ridé, vint et, ouvrantla ruche interrompit leur conseil, en les enfumant. Donc, les abeilles re-voltées laissèrent les choses bien en leurs places pour un bon bout detemps, en espérant que le vieux gardien du rucher leur rendrait justice.Mais cela n’était pas possible que s’il allait chasser la vieille reine.

Le temps passait et les deux camps adverses entassaient, chacunde son côté, toujours plus de provisions pour résister au grand combat.Les deux reines fermaient l’oeil aux arbitraires qui se passaient, car c’étaitpour leur bien-être qu’elles le faisait. La vieille reine avait gardé tout prèsd’elle quelques abeilles mâles des plus jeunes qui auraient pu lui êtreutiles, le cas échéant. Ceux-ci la flattaient à chaque jour et grossissaientdu travail déposé par les fidèles de la reine. Ils déformaient la réalité, fai-saient de faux rapports devant la reine qui penchait l’oreille à leurs men-songes. À part les abeilles mâles, les jeunes cueilleurs, qui avaientmanifesté leur mécontentement de manière silencieuse, ne travaillaientpas suffisamment mais jouaient, exigeant des droits qu’ils ne méritaientpas. Il est vrai que la plus vieille génération avait défendu la ruche pendantla lutte avec l’ours envieux et qu’une partie s’était sacrifiée dans les luttesavec les souris et avec d’autres ennemis avides de goûter leur miel. Lareine penchait l’oreille enchantée par les louanges des abeilles mâles, ré-fusant de croire aux bruits dont certains étaient la pure vérité. Ainsi, elleignorait le nombre de cellules que possédait chacune de ses fidèles, toutcomme elle ignorait que ceux-ci avaient marchandé bon nombre de nais-sances, pour dresser une annexe tout à fait inutile, au but d’étendre leurpouvoir. Elle ignorait que des dizaines de cellules étaient vidées à la péri-phérie de la ruche et qu’aux pleins champs les fleurs étaient rarementcueillies par sa génération, et que la majorité des abeilles conseillerss’étaient formé des relations puissantes avec les ruches voisines pour uneéventuelle retraite en force. Une bonne partie des conseillers s’était déjàenfuie avec quelques biens de la ruche pour ne pas être en perte dans laperspective d’une possible défaite. D’autre part, les alliés de la jeune reinedevenaient de plus en plus forts, cueillant avec profit tout le pollen et lenectar des fleurs des champs, à l’attente du signal de combat. Celle-là sepromenait, impatiente, parmi les rayons de miel, attendant l’heure. Elledésirait pour sa génération, la sûreté parfaite du lendemain, le bonheur

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auquel elle avait le droit du travail. Elle allait élaborer de nouvelles lois,tel qu’elle avait entendu dire au sujet des ruches voisines. C’est pourquoi,elle avait envoyé, en secret, de jeunes travailleuses chez l’empereur desaraignées, y quêter l’aide. Elle connaissait l’entrée secrète que le conseilde la vieille reine utilisait et voulait la clôturer de toiles meurtrières. Ellesrassurèrent l’ours de compter sur leur appui au cas d’attaque, puisqu’ellesen auraient eu de la gaine, de toute façon. Aux souris, elles avaient aussipromis libre voie sure, vers les celliers de la vieille reine. La reine signabien des traités avec tous ces alliés, leur garantir sa parfaite loyauté etcollaboration. Ainsi, un beau jour, la plus habile des araignées commençaà tisser une toile extraordinaire à l’entrée employée seulement par la suite.Ensuite, lorsque trois souris des champs firent tourbillonner la ruche, lajeune reine envoya un message à ses abeilles, leur disant qu’elle allait tar-der sur les champs, la ruche étant aux soins des plus anciennes. Bien queles souris fussent chassées par la vieille génération, la tristesse règnaitdans la ruche. On avait attaqué les rayons de miel appartenant aux digni-taires de la vieille reine et une bonne partie du miel s’était eparpillée. Onn’avait pas touché aux rayons de miel plus pauvrets, ceux des jeunes tra-vailleuses. Alors, la vieille reine, après une longue méditation, demandal’aide des ruches auxquelles elle-même avait, jadis porté secours. Elleréussit à consolider, à renforcer la vieille ruche et à créer de nouvelles ré-serves même, suite à l’aide reçue. Lorsque l’ours envieux, provoqué parles jeunes travailleuses, s’y rua, ébranlant des fondements la ruche de lavieille reine, celle-ci le chassa, appuyée par ses fidèles et par l’armée, re-consolidant la ruche. Bonne partie des abeilles servantes avaient fait leursbagages en cachette, décidées de quitter la ruche et la reine mère, voyanttant de malheurs. Elles avaient pensé à l’entrée secrète pour leur fuite.Elles s’enfuyaient, l’esprit troublé par la crainte d’être surprises, sans pren-dre garde à la toile étendue par la perfide araignée. Celle-ci les tuait deson venin et les cachait dans un sac spécialement créé pour les jours depeine. C’était en vain que la reine envoyait les chercher; on n’en trouvaitaucune trace. Personne ne savait rien et la suite de la reine s’amincissaitrapidement. Un jour, elle se décida d’aller les chercher elle-même. Elleconvoqua quelques conseillers de la suite royale et leur demanda l’avis.Dans la ruche s’étaient réunies presque toutes les abeilles. Quelques unes,plus vigilantes, se tenaient à l’entrée de la ruche. Au début, deux abeillesmâles, fourvoyés parmi les abeilles de la suite, aux grâces de la reine bien-sûr, ont pris la parole. Ils voulaient imprimer un ton connu par eux seulsau discours mieleux dont ils espéraient calmer les esprits de la jeune gé-nération. Puis, quelque jeunes travailleuses s’essayèrent d’exprimer leursvéritables pensées mais y renoncèrent, conseillées du regard par la jeunereine. On laissa les vieilles dire leur opinion et trouver des solutions.

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Puisqu’elles étaient peu nombreuses et celles de la suite se tenaient engarde, sans se décider de quel côté s’attacher, une jeune travailleuse au-près la nouvelle reine, prit la parole. Celle-là donna cours à tous les mé-contentements, courageusement, pour conclure, de manière foudroyante:

– Nous voulons une nouvelle reine. Je veux une nouvelle reine!Un lourd silence pesa les ruches. Aucune aile ne bougeait plus.

Même quelques vielles abeilles avaient voté la nouvelle reine. Défaite, lareine mère regardait toute l’assemblée des abeilles, les yeux troubles. Ellevit les abeilles, mâles la quitter et se joindre aux jeunes abeilles, tour àtour. La reine comprit, en fin de compte, que tout était perdu. Les ailesbaissées, elle se dirigea vers l’entrée secrète. Des larmes d’humilité et dedéfaite embrouillaient son regard. Elle avait envie de crier de tout soncorps. On l’avait trompée. Elle s’était complue dans le faux faste des jour-nées tièdes de jadis. Elle avait été entourée de mensonges qui l’avaientperdue à présent, en lui enlevant le pouvoir pour toujours. Elle avait réel-lement été trompée et il n’y avait plus d’écahppée. Quelques bonnesvieilles abeilles fidèles la poursuivirent silencieusement. La voyant se diri-ger vers la sortie pour être seule avec ses pensées, elles la laissèrent faire.Elles ignoraient que la cruelle araignée était aux aguets. Imprudente etinnocente, la vieille reine se laissa attrappée par la toile meurtrière. Elleessayait vainement de s’en détacher. L’araignée s’approcha, envieuse. Lebourdonnement de l’abeille désespérée pénétrait jusqu’à l’intérieur de laruche, mais tout était déjà perdu. Une piqûre et une goutte de vénin al-laient produire sa rapide fin. Puis le néant…

Immobile, elle saisissait la mort envahir son corps, l’engourdir.Quelques ébats et son corps ne bougea plus. L’araignée commença à l’en-velopper d’une autre toile pour la conserver, tandis que la jeune reine élis-sait sa suite et convoquait ses fidèles à tour de rôle.

Peu de temps après, le vieux gardien des ruchers, les nuages defumée avec, vint pour ouvrir la ruche. Il y vit la nouvelle reine déjà instal-lée au travail et referma la ruche, balayant soigneusement tout autour etdéchirant à son insu la toile d’araignée. Il aperçut la vieille reine prise dansla toile et, furieux de sa perte, il écrasa de sa semelle l’araignée qui es-sayait de se cacher. Au bord de l’ancienne chaussure, l’araignée écraséeagitait deux longues pattes noires, s’ébattant dans des convulsions. Lareine mère s’émietta, tant elle était desséchée.

Un souffle de vent fit tout s’éparpiller…

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La forêtLes fontaines s’écoulaient à l’envers, pour que nos agneaux trop

blancs puissent caracoler. Quelque chenille poilue étale sa peau pliée surles fraises fraîchement cueillies dans la clairière. De la poutre crevasséepar les pluies, comme du riz vietnamien, se dresse le chêne. Le porc épi,à pas feutré, patiente jusqu’à ce que la semence du fruit espéré pousse.Les archers, chevauchant des taureaux, foulent le pays. Les biches s’en-fuient. Les chevaux hénissent. Les lièvres traînent quelque ombre…

De quelque part, des fourmis empressées brisent quelque se-mence pour soi. Hourra, vivat! Hourra, hourra! Entend-t-on depuis l’éclair-cie. Un ballerin, enveloppé de son manteau rouge, fait tourner unecoccinelle sur la pointe des pieds. C’est le petit couturier de la forêt. Lescerfs fatigués flairent le vent. Et tout autour tant de fraîcheur…une merlesur une branche. Un pinson. Une pie sourde vaincue par les oisillons. Lesoisillons vautours d’une année. Et la grosse true dans le marais du ruisseauqui appelle ses petits du bout de sa queue en vrille, enfoncée ailleurs versles cieux.

Voilà donc mon être. La douleur ne s’éveille en moi ni pour la bicheblessée qui cherche des feuilles connues par elle-seule pour guèrir saplaie, ni pour le loup chassé ou l’ours affamé auquel les stellaires rougeslui suffisent à peine pour vivre après la cueillette des bruyants groupesfolâtres. La tempête ne vole pas ma douleur, ma parure, ni la chaleur desforces vives lorsque les bûcherons saluent ma parure. Les bûches s’envont encore le long de la rivière. Un soleil aux yeux rouges se cache parmiles branches. Il est soir et des étoiles surveillantes se lèvent au-dessusmoi. Seul l’hibou, le gardien de nuit, fait entendre sa trompette pleined’envie. Puis, la cavalcade folle finit …Les chasseurs, fatigués aux men-songes entassés dans le sac, déplorables présences, s’en vont…

Il est grand temps que je m’endorme et que je recouvre mes en-fants…

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L’étangJ’ai mal au corps, enfant, lorsque tu érafles ma peau- surface lui-

sante- de tes cailloux. Tu te réjouis au lieu de t’attrister, lorsque la pierreque tu lances frappe furieuse l’étendue et sursaute. Elle saute affolée deton jeu, me frapper une fois encore et encore.

Et plus le miroir de ma surface luisante est brisé nombre de fois,plus tu te prends pour un habile lanceur de cailloux…

Ensuite, tous les nouveaux-nés attendent que je pleure. Mais jen’en ai pas de douleur. Et même si j’en avais, je ne peux pas pleurer. Jesuis moi-même la larme de la terre, recueillie dans les poings noircis decouches de limon aux tréfonds.

En moi se donnent rendez-vous les sources égarées, les pleursdes enfants et des pucelles.

En moi les poissons argentés font s’ébattre mes entrailles de leuragitation bizarre.

En moi c’est le sang vif de la terre, de son désir d’être.Et c’est moi qui t’accueillis de fraîs vêtements d’été, lorsque tu

plonges ton corps brûlant dans mes eaux.Je te berce étrangement, enveloppant ton corps folâtre tel une

mère docile.Tes pierres lancées ne me font de peine. Ni le réjouissement dont

tu te vantes; les traces de mes blessures ne me font plus de mal. Seulestes joues ardentes qui pleurent quelquefois cachées aux tréfonds de meseaux me font du mal. J’ai mal au corps tout entier lorsque les larmes duciel tombent librement sur la terre, comblant démésurément le vêtementtrop étroit, me déchirant. Les blasphèmes des noyés à cause de mon im-puissance de faire arrêter les torrents échappés de la paume, me font dumal.

C’est pourquoi je me réjouis lorsqu’une digue plus forte renforcemon habit, me rajeunissant. Et je te donne raison lorsque tu viens quel-quefois me lancer des pierres, en punissant de la sorte mes faiblesses.

J’ai du mal, car tu n’as pas pu saisir, au moins en fin de compte,

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que je n’ai aucune faute puisque je lâche à mon insu le pleur du ciel et dela terre, sans plus pouvoir le retenir. Je comprends, la douleur du ciel etje la reçois à travers les pluies rapides et troubles. Et je m’essaie de faireéchapper des oiseaux blessés à la balle perfide du chasseur. Et je donneun dernier baiser aux grands poissons, accrochés à la ligne à la pêche,avant qu’on les jette au-dessus le bord. En serais-je moi coupable?

D’ombrageux acacias penchent leurs branches se laissant griserdans mes ondes limpides.

Les étoiles du ciel, sans nombre, viennent vers moi, pour que jeles dessine clairement. Et moi, j’en saisis les couleurs dans la nuit, pourles déployer craintivement sur la route des poètes, à l’attente de leurschants murmurés par les amoureux sur ma rive. Et je ne me trouble ni nerougis lorsque je recouvre de mes ombres les corps de ceux qui cherchentEros. Ce n’est que l’hiver, saisi par la tristesse, que je m’enveloppe d’unetoile de glace, dépareillé. Je sais, tu vas t’amener courir , sur des patins,le foulard au cou, me donner le frisson. Sous mon manteau de glace, mespetits êtres vont t’observer comme sous le charme, tel un époux de laglace, tel leur époux, glissant légèrement, tel un fantôme.

Je serai peiné par chacune de tes chutes.Voilà pourquoi, laisse-moi, à présent, enfant! Tu ne dois me lancer

furieusement ni paroles ni pierres.J’ai beaucoup de temps et d’affaires. Des astres et des soleils se

tiennent sur ma voie les peindre. Ils attendent, patiemment, leur tour. Etle tour est semblable à l’univers, infini.

Je t’ai dit de t’en aller. De me laisser. Mais si tu pars, tu me laissestrop esseulé en compagnie de ces étoiles –êtres.

Attends! Hé!....Attends! Ne t’en fais pas, puisque si tu pars, quellesjeunesses me seront promises? Les astres sont altiers, mais ils sont tropvieux. Et ils attendent à tour de rôle, devant mon chevalet. J’ai tout letemps de les y coucher! Attends, enfant, car si tu pars quelles jeunessesme seront promises?...

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Gheorghe Neagu- un grandécrivain solitaire

Stelian Baboi

Il y a peu de littératures dans ce monde qui aient une si grandediversité créative grâce aux tempéramenrs orphiques, hérités par les mes-sagers du logos initial des ancêtres avant gardistes à travers le cosmosnon différencié de la vie terrestre, ce qui montre que sans une existenceadamique, mythique et mythologique les ethnies ne peuvent pas forgerl’arbre généalogique et ne peuvent pas extérioriser la nature de l’élan vitaldans l’Idée Pure, dans le beau Absolu ni en Dieu. Pour chacune des com-muneautés humaines constituées dès la préhistoire, il y a eu un Moïse,un Zalmoxis, un Prométhée qui nous ont apporté des cieux non seulementle feu purificateur, illuminant jusqu’au délà de notre être biologique, maisaussi les écriteaux en glaise, pierres, silex et granit où l’on a incrusté d’unos de mamouth le Mot de Dieu- la transcendance invisible, toute puis-sante, mysterieuse et sage- envers les terriens à peine sortis des grottesprimordiales. C’était juste le Mot de Dieu qui faisait l’ordre moral, artis-tique, social et ethnique, offrant à ceux qui s’appropriaient soigneusementles Commendements sacrés, une vie supportable sur les territoires géo-graphiques hostiles, âpres et soumis aux transformations naturelles à tra-vers les inondations, le feu, les glaciers, les tempêtes et les invasions desbêtes immondes. Bien que les gens fussent très peu nombreux, ce n’étaitpas donné à tous et chacun d’entendre la Voix du TrèsHaut, mais à celui,seul élu par Dieu. Tous écoutaient, mais ce n’étaient que quelques gensqui entendaient l’Inaudible et voyaient l’Invisible; c’étaient eux les pre-miers prophètes et les premiers écrivains. Une bonne partie d’eux traver-sait les montagnes, les rochers et les déserts pour entendre Dieu, au butde remplir leurs âmes de la musique des sphères toutes étincellantes au-dessus les immensités désertiques; tout en gardant pour eux-mêmes le

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secret du Mot divin; de l’obscurité de leurs têtes chauves, ils en faisaientrarement connaître pour sa force taumaturgique. Un pareil messager desmortels envers Dieu et de Dieu envers les mortels a été et l’est GheorgheNeagu, qui a écrit et continue de le faire rien que par ordre du Saint Esprit,vivant comme dans la cathédrale de Sainte Sophie le percement du Motinventeur d’anges, soucis et malheurs inattendus. Si les post-modernistespar excellence nihilistes et athés considèrent que la littérature est à la dé-rive à cause du crime des languages, de l’incapacité du Mot d’exprimerquelque chose de précis, ce qui fait que le manque de communication etl’allienation s’installent dans le monde jusqu’à la disparition de l’hommeauthentique, sensibilisé par son vécu en Dieu, Gheorghe Neagu lutte avecl’acharnement du Saint Apôtre Jean le Baptiseur pour enlever le désertdes mots et pour que le lecteur puisse toucher du point de vue tactile, ol-factif, intuitif et ascétique, le Mot parmi les mots quotidiens, c’est-à-direDieu lui-même, incarné, qui a laissé de sa propre initiative la Gloire descieux et est devenu disponible pour l’homme, - c’est pourquoi ses prosessentent le lever du soleil et le basilic fleuri.

Bien que je le connaisse depuis longtemps, je dirais depuis tou-jours, réunis par la même passion de découvrir “l’archéa” (la substanceultime de l’imaginaire du réel) et l’amitié avec le grand esthéticien, philo-sophe et littré Alexandru Dima, je l’ai connu pour de vrai à l’Université“Mihai Eminescu”, où il était un étudiant retardataire et moi professeurréabilité de philosophie. J’affirme haut et fort empiétant sur “l’akatalepsia”(l’impossibilité des raisonnements d’exprimer quelque chose de certain,par le katharsis (la purification) tempéramental, que sa personnalité, sesproses de la Mort du grand rat et Arme şi lopeţi et son érudition m’avaientenchanté jusqu’à l’adulation; j’avais porté avec lui, tout comme avec legrand Ioan Petru Culianu, des discussions interminables sous la coupolede Dionisie Aeropage où persistait le parfum des promenades et des pasde Mihai Eminescu.

Pour nous, la métempsycose ou la transhumance des existencesantérieures dans une seule, dans un être vivant prédestiné, c’est pas uneanamnèse platonicinnne, mais une réalité pithagoréennee durant là oùl’on ne s’y attend pas (Orphée et Dante sont réincarnés du point de vuephysique et spirituel par Cezar Ivănescu). Le discours christique a étédonné dans l’être viril et éthéré à l’air d’Adonis tourbillonnant dansl’homme Gheorghe Neagu (Lampéduse- le prince des guépards solitairescachés dans le Château en ruines, envahi par des mauvaises herbes et lalumière jaune vertueuse des candélabres toujours allumés), Mateiu Cara-giale- le prince avare monté dans une besace en haut du pic Himalayapar les serpeurs indiens pour y attraper dans des syntagmes-aforismesles ombres des aigles impériaux glacés depuis des millénaires dans le ciel

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bleu étincellant des Rois daco-romains) et (Urmuz- le prince de l’asurdebalcanique, d’où jaillissent en gerbes de pleurs et de blasphèmes les éphè-mèrides roumaines); donc, de sa plume arrachée de l’aile de la pucellesans corps, s’envolent, erratiquement verts et animés, les récits-contesdes mille et un arbres de l’être roumain. Si le génial peintre paranoïqueSalvador Dali soutenait que la plus belle langue de la terre est la langueroumaine, récitant dans la posture du ” Penseur de Hamangia” exposédans les devantures parisiennes, le poème” Mioriţa”, si le génial poéte-prophète Ezra Pound, les papillons de Ţuculescu et les oiseaux merveilleuxdes anonymes de Bucovine tournoyant auprès de sa tête, ne supportaitque le confrère Constantin Brâncuşi lui chante que dans la langue rou-maine les Doïnas d’Olténie et que Mademoiselle Pogany ne tolère plus ladanse sociale ni le ballet américain, jouant tantôt toute seule, tantôt avecle coq et les faucons des Carpathes dans la “Ronde de Frumuşica”,Gheorghe Neagu de même, ne peut écrire avec le plomb de l’os princierdans le ciel étoilé au-dessus le sanctuaires des Carpathes que dans la sa-crée langue roumaine, qu’avec le Mot prononcé par les immortels dansl’autel des monastères de Bucovine et nous ne réussissons que rarementdéchiffrer les narrations dont les graines ne sont pas sur le trognon maisdedans, profondément dedans, mythique, mystique et maïeutique subsis-tant dans l’Univers.

Je n’ai pas l’habitude de redire, de répéter la narration écrite spé-cialement pour nous; Gheorghe Neagu est si singulier dans la prose rou-maine de nos jours que j’ai l’impression qu’il nous fait balancer dans unva-et-vient, ”daïna-daïna” de la charrue! dans la balançoire en bois denoyer bouilli dans le lait bouilli des Vaches de Dieu, faisant de nous, nonseulement le lecteur, non seulement le messager du message axiologique-esthétique de l’écriture prosodique, mais aussi de participants actifs de lalouange de Dieu par le santal brûlé dans les cierges de la Porte de la Mai-son des hôtes ou du Cimetière gai ou de Bysance en déclin dans des doc-trines religieuses. Dans le roman Armeşi lopeţi et dans les nouvelles duvolume La mort du grand rat, la vie de tous les jours jaillit dans le temps-fontaine jaillissante, la recherche de soi-même est tellement éblouissanteque les perssonnages se dissipent dans la haine, l’amour, la souffrance etles aspirations sur une “tabula rasa” (table propre) euclidienne. Ce n’estqu’à peine à la fin de la lecture du roman qu’on puisse se rendre compted’avoir “voyagé” ensemble, à travers les tragédies des “Scarabées ensan-glantés”, de “L’oeuf bycéphale” et du” Déserteur tueur de rêves”. Le “so-phos” des narrations nous pousse à chercher le sens des armes et despelles sur la terre au bruit des ravins, du silence dans le thanatos.

Et à travers Gheorghe Neagu, la prose roumaine sort des tran-chées, des modèles extatiques étrangers, de l’emprisonnement archétipal

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occidental et de l’épigonnisme des grands créateurs classiques et mo-dernes, car le gland ne peut pas pousser à l’ombre des chênes séculiers,mais dans la glaise natale où s’ébat le souffle vital (aura vitalis) pour dé-passer “téchéa” (la cause accidentale), l’altérité fortuite et l’agnosie so-cratique pour nous faire voir l’Être ethnique par le Logos prédestiné à nousde “l’ananke” (de “noira”, du sort olympien) au but de se tenir face contreface de nous-mêmes, offrant la lumière de la Douce Lumière à tous lesmortels.

Iassy, le 21 janvier 2004

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L’histoire de la LittératureRoumaine des origines jusqu’à

présentIon Rotaru

Un prosateur de Focşani, du dernier moment, est GheorgheNeagu, le rédacteur en chef de la revue “Oglinda Literară”, où, à partquelques réportages de voyage, spécialement ceux entrepris outrel’Océan, on le surprend maintenant appliquer le transtextuel postmoder-niste, si on peut dire, dans son petit volume Aesopice (Ed. Zedax, 2005).Quelle serait la place d’Esope parmi les philosophes de l’Hélade peut nousdire le mieux la célébre fresque de Rafaello à l’entrée au Musée de Vatican.Il aurait vécu approximativement entre les années 620-560 a.v. J.C., ori-ginaire de Phrygie, ayant visité l’Archipel et ses fameuses Fables ont étérecueillies pour la première fois en 325 av.J.C. par Demetrius de Faléries;après quelque 300 ans, Barbius les a mises en vers qui ont inspiré plu-sieurs fabulistes, Phèdre en tête, Planude donnant également une Vied’Esope, on ne saurait pas dire exactement. On la trouve aussi chez nousparmi les livres soi-disant populaires, tout d’abord en vers slaves, plustard en roumain même, du titre de Istoria lui Isop, avec tous ses monstres,la plus ancienne copie datant de 1703 et faite par Costea Dascălul deŞcheii Braşovului, une autre plus tardive de 1663, écrite par la plume deVartolomei Măzăreanul. C’était un livre populaire très répandu, Alexandriaà la fois, jusqu’à la moitié du XIX-e siècle, environ. Les parodies postmo-dernes de Gheorghe Neagu sont présentées comme des “nouvelles cen-surées”,” Les contes de Axie” ou “Tondez la brébis des philosophes”(Ctema eisaei- Ctèmaire essarté), “Première partie des Chants X”,“Deuxième partie des Chants X”, “Troisième partie des Chants X”.

L’originalité de Isopiae de Gheorghe Neagu consiste dans le fait

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que l’auteur affectionne travailler un texte vraiment héllène. Par exemple:“Un beau matin de “metagetrion” (septembre), Esope entre dans

un” xenodochion” (restaurant), nommé” Trocadero”, devant ” Agora Uni-versitas” et demande au ” helote” (garçon?), “un hydromel de 5 étoiles”et l’employé du local lui demande qu’est-ce qu’il préfère, s’il préfère hy-dromel de Tomis ou hydromel de Milcov: ”- Tomis, dit le client, s’adressantau garçon et tout à fait d’accord avec un ami l’accompagnant à table, ilcommente: ” Et nous nous tenions réellement, peu de temps après, tran-quilles, devant deux petits verres avec hydromel de 5 étoiles, de Tomisou Milcov, on ne peut pas dire précisément, sans trop grande différence,de toute façon”. Le message de la petite anecdote semble être que, voilà,pendant l’antiquité grecque, tout comme dans la Roumanie de nos jours,les marques “ de l’hydromel de 5 ou de plusieurs ou de moindres étoiles”,c’en est égal.

Dans un autre endroit, le héros du livre, assez ignorant dans lecommerce qu’il avait fait jusqu’à un moment donné, depuis qu’il avait reçu“ la répartition de I.A.L. pour le prytannée” (habitation pour un conseillerde la mairie), nous dit qu’il aurait été mieux qu’il fasse le” commerce dehierodule” (prostituées). Puisque c’en est une affaire encore plus grandeque le commerce des esclaves, pratiqué par quelque ” protopolit” (ci-toyen à l’honneur)….etc.

Comme de nos jours, dans l’antiquité grecque, l’inflation d’intel-lectuels était une plaie sociale. Notre héros ne pouvait plus exercer le mé-tier de pétitionnaire, avocat etc. (gramateus), interprète des lois, pur etsimple, dit-il, “puisque les gens s’étaient instruits et il y en avait une foulecomme moi…”. Il n’y manquait pas les” cacopatrides” (ceux qui maudisentleur lignée, le pays):

“ Et puisque Phito (l’oracle de Delphi) a des “ somatemporoşi”(commerçants d’esclaves), il croit en avoir raison. Mais s’ils vont convain-cre cette foule de cacopatrides que Esope serait coupable de quelquechose et qu’ils le tuent, ce serait une grande erreur…”

Nous croyons qu’une transtextualisation de la version roumaine(combinée avec celle plus originaire grecque) de la Vie d’Esope avec tousles monstres, aurait un même effet; très convenable en vue de la réalisa-tion de la littérature ” soft”, comme on en dit à ce genre de réactualisationdes anciens textes.

Certes, avec Aesopia de Gheorghe Neagu, on met fin, à présentque la liberté d’expression est parfaitement à notre guise, à “l’esopisme”des années de la dictature communiste. Car, la beauté de la” fable”, soit-elle produite par Esope, les plumes de La Fontaine ou Gr. Alexandrescu,ne réside pas dans l’écriture…cryptique, destinée à feindre la censureinexistente de nos jours, mais dans un style tout à fait spécifique. Ce qui

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est bien évident dans l’écriture de Gheorghe Neagu également.Il y a d’autres écrits en prose issus de la plume de celui qui dirige

maintenant la revue de Focşani, „ Oglinda literară”. C’en est du «roman»-une…»fiction», une utopie mais en même temps une uchronie, une sorte…de»conte» toutefois avec un «prince», de son nom chryptique Omedeu,le fils du» grand Omedan», règnant sur» Omedania» (d’où déduire le to-ponyme, de» Omenie» ?! (Humanisme), amoureux absolument platoniqueet idéalement «naïf», «l’héritier sûr des trésors affectifs nécessaires àOmedania» (le monde paysan, comprend-t-on, chez l’originaire du villageTrifeşti, “entre l’Auberge Ancuţa et Roman”, en Moldavie, qui aimait, unefois arrivé dans la caste des intellectuels,” la simplicité érotique del’homme”, une belle jeune fille, Imeea, dont il voulait être” l’homme et lejardinier de son éden”, étant donné que la femme ne peut pas être” jar-dinière”, elle étant uniquement ” la fleur de la terre, qui protège la forcede l’homme soignant les fruits de ses créations” et autres éléments bi-bliques rassemblés dans une sorte de poème de l’amour suave, simpleexercice et en même temps écriture ésopique, pour tromper la vigilancede la censure communiste, l’opis étant publié à peine en 1990 (aux Édi-tions Porto- Franco) sous les soins du poète regreté Ion Chiric. Beaucoupplus pertinent nous apparaît le fragment» La crête rocheuse de Făgăraş”,de l’anthologie Zece prozatori (Éditions Albatros, 1989), repris dans Armeşi lopeţi (Éditions Zedax, 1997), extrêmement valeureuse du point de vuedocumentaire, pièce mémorialiste, unique dans le contexte de notre proseactuelle, sur la vie des militaires au terme- telle celle des forçats- d’unecertaine période de la dictature de Ceauşescu, assez longue, lorsque lesjeunes, au lieu de s’entraîner au maniement des armes pour la défensedu pays, travaillaient comme les esclaves de l’antiquité à faire éclater lapierre de la montagne pour construire une colossale artère de relationentre la Valachie et la Transylvanie, travail absolument gratuit, que mêmeles milliards de dollars de nos jours ne pourront pas mener à bon bout.Mais Ceauşescu se hasardait à le faire, à tout risque…Hélas! On est touchépar l’évidence narrative du jeune, un très jeune écrivain de lors. C’est àjuste raison que Gheorghe Neagu tient beaucoup à ce livre, unique dansson genre. Un autre, intitulé, énigmatiquement, Tarantula (Araignée fa-buleuse, aux piqûres vénéneuses qui n’existe pas chez nous), réédité, onne dit pas selon quelle édition princeps, chez Rafet, Rm. Sărat, 2005, nerelève pas du prosateur d’aujourd’hui. C’est difficile à comprendre l’évo-cation de la trouble époque des luttes fratricides entre les fils de Alexandrucel Bun, bien parmi eux enviant le trône (le chroniqueur dit que leur père,qui avait semé des enfants naturels à toutes les cours d’assises par où ils’arrêtait, en Moldavie, ” aurait mieux fait de rancir” que de laisser aprèssa mort tant de haine) s’entretuèrent, tour à tour, se faisant crever même

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les yeux les uns aux autres (d’où le proverbe:” qui t’a fait crever lesyeux?// mon frère!// Ah! c’est pourquoi il te les a si profondément cre-vés!”). Il s’agit de la mort de Petru et de l’intrônisation de Roman- Voïvode,à l’aide polonaise. S’il avait appliqué la manière de Sadoveanu de l’évoca-tion romantique, bien axée sur un vif fil narratif, alimenté par un conflitclair, cela en aurait été une chose. Mais notre prosateur se perd dans d’in-finis dialogues, absolument inintelligibles entre des actants imaginaires,pas du tout épiques, à une surface quelque documantaire soit-elle. On litet on oublie sur place ces pages, on retourne avec plus de plaisir à la sim-plicité des chroniques slaves ou à celle de Ureche, excellente en tantqu’exemple de laconisme, pouvant rivaliser même à un très expressif obi-tuaire. Le prosateur aurait peut-être eu l’intention de suggérer le débutde la pénétration des ottomans conduits par Bajazed dans les pays rou-mains, celle de Kosovo et de Rovine, jusqu’aux frontières de Pologne…celle-là étant l’araignée, la” tarentule” vénéneuse qui a empêché le dévé-loppement économique et politique des pays roumains, assez prospèresà l’époque de Alexandru de Moldavie et de Mircea des Pays Roumains….Mais il n’est pas du tout exclus qu’aux traces de Gheorghe Neagu, unnouveau romancier historique, genre Maurice Druon, disons, avec ses Roismaudits, édifie des évocatios historiques du plus profond moyen âge, pra-tiquant un réalisme cruel, à la mesure du temps des luttes acharnées entreles héritiers de Alexandru cel Bun.

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L’histore de la LitteratureRoumaine

Marian Popa

Gheorghe Neagu (1949, Trifeşti, Neamţ), fils d’officier et fonction-naire; qui a terminé ses études à une école de techniciens sylvestres, en1972; dessinateur dans le domaine de projection à Bucarest et auteur detravaux spécifiques; dès 1976 établi à Focşani, occupant différentes fonc-tions publiques, a beaucoup écrit mais rarement publié, commençant de-puis 1966, des pièces, des poésies, de la prose, ses livres étant refusés.Les proses courtes de La mort du grand rat (Focşani, 1996) datées dès1973, imposent des histoires rangées du point de vue littéraire par desparallélismes et extensions ostensiblement symboliques. Cosmin trouvedans des débris un oeuf double, qui oriente ses prochains mouvementsvers un espace où on le traite du point de vue corporel et psychique étran-gement, la lumière y joue un rôle essentiel; finalement, il ente en léviata-tion et il est aspiré par un trou, avec d’autres sphères lumineuses à la fois,presque de la même manière évoquée par certains revenants de la mort(«L’œuf bycéphale». En» Orifices», le heros existe par des manifestationsphysiologiques sommairement tératologiques: on commence par des sai-gnements par la bouche et on continue jusqu’à l’hémorragie généralisée,lorsqu’on l’enlève et on le dépose dans une baie remplie d’autres pareilsà lui, certains devenus cadavres déjà. À la longue, l’orifice devient univer-sal: ouverture entre x et y, porte comme Dante et Kafka, donc signe pourin-put/out-put, d’un côté ou de l’autre se trouvant black-box de sens oude compréhension. Puis, à la fin, tout semble le rêve de la personne nar-rative. Se retrouvant sans effet sur un water-closets sale, un ulcéreux tueun grand rat dégoûtant, ayant pratiqué un trou, s’évanouit et se retrouvedans un hôpital, opéré; le trou du grand rat est associé à son propre trouulcéreux («La mort du grand rat»).

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Le roman Arme şi lopeţi, (idem, 1997), s’occupe des jeunes; undes épisodes,” La crête rocheuse de Făgăraş” étant attesté dans le volumeZece prozatori (Albatros, 1987). Un roman qui aurait été condamné pournaturalisme et négativisme pendant le grand froid idéologique; s’il n’estpas paru à temps, cela prouve qu’officiellement on continue de ne pas to-lérer pareilles images des citoyens de la Roumanie socialiste. Il est basésur les campagnards chez eux, dans le village, en train de devenir buca-restois, munis d’un jugement sommaire, des actes hâtifs, mal élevés, sansculture, sans tact, avec pépie, prêts à riposter avec des jurons, claquesou poings. Mitiţă Şoican, jeune hargneux de lignée de Moldavie, primitive,prêt à se confronter à n’importe qui, n’importe où et n’importe quand, aufait irresponsable avec aplomb, est convoqué pour le stage militaire, com-mencé à Bucarest, transféré par punition à Botoşani, et de là, moyennantrelations dans un hôpital militaire de Iassy et, enfin, sur le chantier Trans-făgărăşan: à travers lui on représente la misère et les absurdités, la bru-talité, la corruption et l’imbécilité des structures militaires et le soi-disanthéroïsme du travail, explicable par la précarité de logique et logistiquetechnique. À travers Dana, son amoureuse, arrivée dans la Capitale, onfacilite l’implication d’autres réalités négatives: d’un côté, la vie de familleavec ses relations rustres, un père prêt à frapper, d’un autre côté, la loquephysiquement attrayane et amorale, la pègre des activistes du parti, gensd’affaires efféminés, organiquement liée au vol, au bas négoce et auproxénitisme. Certes, un réalisme vulgaire, pour un monde vulgaire, sanshorizon, à la campagne, dans les restaurants, dans les trains, aux noces,auquel on doit une écriture négligeante sans aucun effort programma-tique, ayant éventuellement la simplicité du naturel qui n’a même plus be-soin de la maîtrise des lois de l’ortographe.

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“ Sans peur et sans reproche”(Comme une leçon de vie)

Mariana Vârtosu

Si l’on dit au sujet d’une femme qu’elle est belle sans en être cou-pable, au sujet de Arme şi lopeţi on peut dire que c’en est une réussitedont le “ coupable” est Gheorghe Neagu. Après de longues efforts, le livre,paru en 1997 aux Éditions Zedax de Focşani, fait prise aux lecteurs, par-tiellement connu par les 70 pages publiées aux Éditions Albatros dans unvolume collectif sous le titre Zece prozatori. La franchise de l’expositionest une autre raison qui le rend attractif. Écrit dans un style militaire decaserne, avec beaucoup d’expressions linguistiques spécifiques, avec lafronde adolescentine, le roman Arme şi lopeţi transpose méatphorique-ment et symboliquement une époque, je dirais, démentielle. Je remettraisà la mémoire, l’une des” trouvailles”, celle avec laquelle l’auteur trouve lenom des personnages principaux. Rien de sophistiqué, rien d’improvisé:Mitiţă Şoican, le jeune qui incarne le héros principal et Dana- l’héroïne dé-cadente, dont la déchéance est soulignée par un ardent trait de caractère,le glissement vers la nymphomanie. Cette chose est grave, dramatique-ment amendée par Mitiţă, l’amoureux soldat, triché avec le premier arrivéde sa vie. Si j’essayais de trouver la signification du titre Arme şi lopeţi, lebizarre rapprochement des substantifs, la clarté serait saisie par les seulssoldats de ces temps-là: ” Muets et dignes, les soldats descendaient de lavoiture, faisant tinter les armes comme pour une attaque, un assault finalavec la nature et l’imprévu, attendant à tout moment de changer lesarmes pour des pelles. (Voilà l’explication de la non publication du romanà l’époque).

L’étalage du piquant spécifique à la vie de soldat est souvent cho-quant. Le style, la construction qui oscillent entre un language intellectuelet l’un oral, une brillante combinaison, fait du roman une lecture agréable,

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difficile à oublier. C’est ce genre de livre que l’on ne lâche plus, une foiscommencée la lecture, jusqu’à la fin; même si des maisons sont enflammes on n’en a plus cure. Courageux et intéressant concepte, le romanpoursuit son propre jeu, son propre risque, sa propre vie (si je pense à satardive parution).

Le monde du village dans des tableaux réels, vifs, le dialogue, quele romancier maîtrise parfaitement, leurs sensations et frénaisies, l’impa-tience! Il traverse 250 pages avec la légèreté du travail à fond. D’une suc-cession valide, bien conduite, l’action touche le paroxisme des étatsd’émotion au- delà le naturel. Les personnages sont esquissés par l’actionou par la tengence aux autres personnages. Si Dana passe dans les pre-mières pages pour la proie d’une ignorance jouée (voir les pages et le dia-logue avec Ticu Meianu), c’est pas la même chose qui se passe par lasuite. La contradiction entre l’attraction sadique (déclenchée par l’aversionenvers la tante et le désir de vengeance), d’inciter Mariane et le regretressenti sont évidents à travers les propres introspections. Mais Dana estune femme et encore pas une quelconque. Elle sait ce qu’elle veut. Voicila réaction de Mitiţă face à sa nouvelle attitude: ” Elle se rendit compteque Mitiţă avait évolué du point de vue érotique, même sur d’autres planssi elle y pensait mieux, fait qui l’attristait...il la regardait avec un sentimentde frustration, attendant patiemment, l’aidant mécaniquement, sans pas-sion, de se reprendre”.

“ Les nécessités physiologiques” l’avaient poussée dans les brasdes autres. Lui, Mitiţă, n’avait pas pu accepter.

Le livre se déploie entre des amours mystériaux et des drames in-soupçonnés (on connait, la construction de Transfăgărăşan a été faite avecdes sacrifices humains); l’esence du livre peut être aussi déchiffrée:” Ungrondement accompagné d’une forte lumière recouvrit ses paroles. Et, àcet éclat de lumière, ils virent, tous, la silhouette du soldat se mettant enpoudre. Ensuite, du plus profond de l’obscurité, des morceaux de soncorps commencèrent à tomber, humides, gluantes, éclaboussant leurs vi-sages et les sarraux de sang. Quelques débris d’os tombèrent avec unbruit sec sur les rochers alentour. Le groupe des soldats demeura pétri-fié”.

Le sacrifice humain, pour le bien être de qui? Arme şi lopeţi estun livre de référence, un livre qui a su marquer dans la littérature, uneépoque où a triomphé la guerre des nerfs de tous et de partout. La rela-tion franche des événements, des états, d’abandon et de la révolte faitde Gheopghe Neagu un prosateur.

Qui n’a pas eu peur de/ ni de la littérature de tiroir”; ni alors nimaintenant.

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Gheorghe Neagu dans unedisposition narrative

Ionel Necula

Je me suis approché plus difficilement de la prose de GheorgheNeagu, je l’avoue; pour le lecteur habitué avec la manière du roman clas-sique et moderne, depuis Hugo, Stendhal et Balzac jusqu’à Dostoievski,Faulkner et Kafka, la prose de l’auteur de Vrancea est plus difficile à en-cadrer dans une certaine typologie de l’imaginaire narratif.

Son dernier livre, Templul iubirii (Éditions Valman, Focşani, 2007)est une parabole qui réunit des fondements de construction si disparatesqu’elle résorbe toute une étendue problématique de la théorie des idéespures de Platon au bogomilisme et à l’envoi paulinien.” Et maintenant ilne reste que ces trois: la foi, l’espoir et l’amour. Et le plus grand entreceux-ci est l’amour”, avait proclamé Saint Apôtre Paul dans la lettre enversles Corynthiens (13,13) qui aurait pu faire figure de motto et prétexte pourtoute la disposition narrative des imaginations créées par l’auteur.

L’action est chryptique, prévue de coins et labyrinthes plus diffi-ciles à délecter un lecteur habitué à la façon classique des structures rou-maines. Par la phrase brève, taillée, et le ton sombre, il rappelle enquelque sorte les narrations de Cohelo, mais, bien sûr, la thématique et ladisposition du matériel narratif sont tout à fait différents. D’où le person-nage de Cohelo (de l’Alchimiste) cherchait la pierre philosophale, le per-sonnage de Gheorghe Neagu est engagé de tout son être et péniblementpour acquérir le Bonheur Suprême par l’épineuse” Voie de la Spirale”- unedémarche initiatique qui suppose surmonter plusieurs épreuves et preuvespurificatrices dont le” Chemin de l’Achèvement” est parsemé.

Le prince Omedeu, fils du Grand Omedan, plus grand sur touteOmedania, est obligé de refaire le cheminement secret du devenir del’homme et de surmonter, tel Harap Alb, toutes sortes de dangers et de

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provocations épuisantes. Peu des leonardiens se montrent disposés del’accompagner sur le chemin tortueux de la vertu- depuis la Porte de laVallée, passant par le Temple de la Carantine jusqu’à l’Assault Central versle Bonheur Suprême. À la borne frontière qui sépare l’empire nirvana deOmedania du monde ordinaire de Leodania, le prince Omedeu et ses com-pagnons doivent lâcher tous les préjugés et purifier leurs corps dans l’eaude la rivière séparatrice. Ils secouent les vêtements poussiéreux. Tout nus,ils plongèrent dans l’auge d’une rivière de frontière en purifiant leurscorps. La fraîcheur de l’eau ranime leurs âmes. Ils se sentirent audacieux,prêts à le suivre (p. 15).

C’en est la voie abrupte et aurorale d’entrée dans l’Empire paradi-siaque de Omedania. Y en a-t-il d’alternative? Encouragés par Mefeu, lereste des habitants de Leodania essaient, eux aussi, une variante d’accèsà l’empire de Omedania- une plus directe et plus dépourvue de duresépreuves, de mystères et d’angoisse de tout l’être.” Je connais, moi, unevoie plus courte et plus facile”, dit Mefeu à ses compagnons de Leodania.”Nous y seront avant le prince” (Omedeu, n.n.), et tous les habitants deLeodania se laissent allécher par les promesses de Mefeu. Sur la voie qu’ilavait choisie, les plaisirs s’enchaînaient et les corps se soûlaient de toutet rien…. La caravane était accompagnée par des charriots chargés deprovisions nécessaires au long chemin qui mène vers l’Angle Suprême, oùelle allait obtenir l’investiture du Grand Omedan.

Tout comme” Noaptea de decembrie” de Al. Macedonski, l’auteurde Vrancea met en parallèle et en antithèse les deux voies de salut etd’obtention de l’achèvement, la première voie, c’est une voie de l’humilité,de la propreté et des privations de toutes sortes, la seconde, celle battuepar Mefeu et sa bande est celle des satisfactions parfaites, de la vérité,des plaisirs sans limites et de la réalisation des besoins corporels. L’entréedans l’Angle Suprême et dans l’Assault Central est quand même difficileet les deux groupements ne peuvent pas éviter l’état conflictuel. La luttese porte entre les forces du bien et celles du mal et la victoire, tel qu’at-tendu, revient au camp conduit par Omedan.

Évidemment, la gamme des provocations soulevées par les deuxépreuves ne se termine pas par celles rappelées. Il faut encore monter leMont du Soleil et “celui de Saturne pour l’Assault Central”, pour ensuiteentrer dans un autre ordre d’existence, à côté des dieux.” Il ne voulait pasêtre dieu, mais il fallait être par lui-même pareil à eux” (p. 138).

C’était la plus difficile épreuve que Omedeu devait surmonter etparmi les peu nombreux des compagnons qui s’étaient hasardés à cetteinsolite dernière et extrêmement dure épreuve se trouvait sa moitié,Imeia, et ils s’appuient et s’encouragent réciproquement. Le destin devaits’accomplir; Imeia glisse et entraîne à son dépourvu Omedeu, de sorte

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que tout son audacieux effort s’anéantît. En fin de compte, l’action est re-tranchée dans le sujet et se légitime dans un état onirique, mais- à quoibon?- le prétexte avait produit ses fruis selon la pensée de l’auteur.

Au-delà cette disposition contreponctuelle du choix, le volume estargumenté de pages de poésie pure, chaude, timide et croquante. Qu’est-ce qu’on apprend dans ces pages collatérales qui paralysent la narration?Il y en a des reflexions sur l’amour, sur le savoir, sur le sacrifice, sur l’oubli,sur l’homme. Voilà, par exemple, ce fragment des réflexions consacrées àl’infinitude du monde, de la connaissance et de la vérité:” lorsque toutesles choses seront connues et claires, lorsque les gens auront découvertles limites de l’infini, le mystère de la vie perdrait son charme. On devraitcraindre l’instant où on n’aura plus rien à apprendre. Lorsque la sciencesera à même de triompher sur elle-même, elle découvrira un autre élé-ment qui remplace les fantômes de l’imagination. La condition de mortelest notre éternelle certitude” (p. 113).

Si on les rangeait en forme versifiée, bien de ces réflexions pour-raient gagner droit d’existence lyrique et de circulation indépendante. Maisle prosateur n’est pas intéressé à cette possibilité, c’est pourquoi il est àse revendiquer du registre narratif pour lequel il est doué de tous les dons.

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Gheorghe Andrei Neagu

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Le porteur de croix

Sommaire

Tableau chronologique 5La maturité du prosateur 22L’hôte 28Alexandra 31Le porteur de croix 38Hamilcar 42La décoration 52La crête rocheuse de Fagaras 61Les harmonies de la pierre 102A l’attente de la pluie 104A Bellu 108Le village 111L’abri 120Neiges 124Les rédempteurs 131La cruche 136La maison 147La poupée 150La main 158Rica 160L’essaim 163La forêt 169L’étang 171Références critiques 173Gheorghe Neagu- un grandécrivain solitaire 174L’histoire de la Littérature Roumaine des origines

jusqu’à présent 178L’histore de la Litterature Roumaine 183“ Sans peur et sans reproche” (Comme une leçon de vie) 185Gheorghe Neagu dans une disposition narrative 188

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